Après Adam Smith, l'économie se serait détachée de l'éthique ?

Entretien avec Michaël Biziou (Sciences humaines, février 2007)

Adam Smith est-il un philosophe ou un économiste ?

Je ne voudrais pas paraître ravir A. Smith aux économistes mais, à mes yeux, il ne fait aucun doute que c'est avant tout un philosophe. C'est d'ailleurs lui-même qui désigne sa démarche théorique sous l'appellation de philosophie. Cette dernière se définit pour lui comme une pensée systématique qui tente de relier les divers domaines du savoir à partir de lois générales. Elle unifie ainsi des disciplines que nous, à notre époque, considérons comme séparées. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler que les intérêts de A. Smith sont suffisamment larges pour l'amener à écrire, outre son célèbre ouvrage d'économie (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations), des textes sur l'esthétique (Des arts imitatifs), la linguistique (Considérations sur la formation des langues), la rhétorique (Leçons sur la rhétorique et les belles lettres), la théorie de la connaissance (Histoires des sciences et Des sens externes), la morale et la politique (Théorie des sentiments moraux), ainsi que le droit (Leçons sur la jurisprudence).
Ces textes très intéressants sont malheureusement négligés par les lecteurs contemporains, notamment par les économistes. Pourtant, en les étudiant, on comprend que tous ces domaines sont reliés entre eux parce qu'ils sont régis par les lois de ce que A. Smith nomme la nature humaine. L'économie est donc une partie de la philosophie en ce sens qu'elle étudie certaines lois de la nature humaine, celles qui permettent la production et l'échange de la richesse. A. Smith ne pratique pas l'économie pour elle-même, comme une science autonome, mais pour enrichir une compréhension aussi globale que possible de la nature humaine.

Justement, les économistes ont fait de A. Smith le père fondateur de la science économique, celui qui a permis l'autonomisation de l'économie par rapport à la philosophie morale et politique. Cette représentation vous paraît-elle conforme à la réalité de son œuvre ?

Non, il y a là un anachronisme. Certes, les économistes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont œuvré à constituer l'économie en science autonome, ont largement puisé dans les concepts élaborés par A. Smith. Mais cette autonomisation n'est pas un projet de A. Smith lui-même. C'est une illusion rétrospective de croire que la vérité du projet intellectuel des auteurs du passé nous est révélée par ce qu'ils ont effectivement rendu possible plus tard. Dans le cas de A. Smith, la vérité est que son économie entretient un rapport indissociable avec la philosophie morale et politique exposée par la Théorie des sentiments moraux. Ce dernier ouvrage a pour but de montrer que l'ordre social est d'autant plus stable et harmonieux que les hommes font preuve des trois vertus fondamentales que sont la prudence, la justice et la bienveillance.
Or l'activité économique n'est pas isolée de l'ordre social, elle s'y inscrit pleinement et s'appuie donc nécessairement sur les vertus qui le rendent possible. Cela est évident pour les deux premières vertus : peut-on imaginer une économie où les hommes agissent sans le minimum de prudence, c'est-à-dire recherchent leur intérêt sans jamais éviter les illusions de la démesure ou les attraits de la jouissance à court terme ? Peut-on imaginer une économie où les hommes agissent sans le minimum de justice, c'est-à-dire sans jamais respecter leur parole ou sans s'abstenir de la propriété d'autrui ? Quant à la bienveillance, A. Smith concède qu'elle est superflue dans les échanges marchands proprement dits. Mais elle s'avère quand même nécessaire à la conduite de l'Etat quand elle prend la forme de l'esprit public, lequel motive l'accomplissement des devoirs régaliens (sécurité nationale, paix civile, travaux d'utilité publique) indispensables à la bonne marche de l'économie.

Est-ce à dire que les « agents économiques » doivent être moraux ?

Oui, mais ne tombons pas dans l'angélisme. A. Smith distingue en gros deux degrés de moralité : un degré idéal, où les hommes pratiquent les vertus à la perfection, et un degré minimal, où les hommes se permettent de très nombreux écarts. Or ce degré minimal suffit pour que la société et le marché subsistent, et même prospèrent malgré bien des à-coups et des crises. Comme nous constatons dans l'expérience commune, cela ne fonctionne pas trop mal si les gens sont médiocrement prudents, médiocrement justes, et très peu bienveillants. Mais A. Smith – même si ses lecteurs sont le plus souvent aveugles à cet aspect de sa pensée – ne renonce jamais à l'idée que la société et le marché pourraient mieux fonctionner si les hommes, qu'il s'agisse des agents économiques ou de ceux qui sont à la tête de l'Etat, étaient plus vertueux. 

A. Smith est généralement considéré comme un défenseur du libéralisme économique, du laisser-faire et de l'intervention minimale de l'Etat. En quoi votre travail remet-il en cause cette représentation ?

Je ne remets pas en cause l'idée que A. Smith soit un défenseur du libéralisme économique, je veux plutôt montrer que sa position doit être comprise comme l'énoncé d'un idéal moral et politique. C'est très important, car on présente trop le libéralisme économique comme une simple technique de management de la société, alors qu'il est une véritable philosophie posant ses valeurs avec force.
Considérons la thèse de l'intervention minimale de l'Etat dans les affaires économiques. On l'interprète souvent à tort comme un désengagement moral et politique de l'Etat hors de la société et du marché. En réalité, A. Smith justifie cette intervention minimale à partir d'un argument moral et politique : il la présente comme un arbitrage entre le devoir de justice et le devoir de bienveillance de l'Etat. Compte tenu de la complexité du marché, l'Etat ne sait où faire porter son action bienveillante sans créer d'injustice, et doit donc préférer assurer la justice en renonçant à la bienveillance. L'intervention minimale de l'Etat se fait donc au nom de la justice qui, dit A. Smith, peut souvent consister à ne rien faire, c'est-à-dire à ne pas intervenir tant que les hommes ne se nuisent pas volontairement les uns aux autres.
On peut trouver cette thèse de A. Smith acceptable ou non, mais l'important est de comprendre qu'elle se fonde sur des valeurs. S'opposer vraiment au libéralisme économique c'est s'attaquer à ses valeurs, pas nier leur existence. A l'opposé, le soutenir vraiment c'est défendre ses valeurs, pas le présenter comme un expédient pragmatique.

Michaël Biziou


Michaël Biziou, maître de conférences en philosophie à l'université de Nice, consacre ses recherches aux fondements philosophiques du libéralisme économique. Il a traduit la Théorie des sentiments moraux d'Adam Smith (Puf, 1999, éd. révisée en 2003), publié Adam Smith et l'origine du libéralisme (Puf, 2003), et dirigé « Adam Smith et la théorie des sentiments moraux » (dossier de la Revue philosophique de la France et de l'étranger, t. CXXV, n° 4, 2000).

Questions

A - Décrivez en deux phrases la position de l'auteur interrogé.

B - Qu'est-ce que la philosophie morale et politique ?

C - Quelles sont, selon la présentation qui est faite de la pensée d'Adam Smith, les vertus nécessaires à l'établissement d'une société harmonieuse ?

D - Et, de même, quelles sont les valeurs qui sous-tendent le libéralisme économique ?

E - Quelles sont les caractéristiques de l'argumentation de l'auteur, en réponse à la deuxième question de l'entretien ? Au niveau de la structure des phrases ? Du choix des syntagmes ? Des adverbes ?