Au sujet du mot "Shoah"...

A peine ose-t-on formuler quelques critiques sur l'emploi du mot "Shoah" pour désigner la destruction systématique du peuple juif, que l'on reçoit les pires invectives. Il s'agit de soupçons d'antisémitisme ou de "haine de soi", selon, et c'est d'ailleurs la même chose lorsqu'on ose critiquer l'ablation rituelle du prépuce de bébés comme je l'ai fait en septembre 2014 dans les colonnes de Libération puis ici dans Raison présente. Cette page me fera gagner du temps pour répondre aux attaques reçues.

"Shoah" est un mot hébreu, langue liturgique d'une partie des Juifs assassinés, qui signifie "catastrophe naturelle". Or l'événement auquel nous nous référons est profondément humain. Bien des Juifs assassinés, ceux du Yiddishland surtout (les Bundistes par exemple), n'étaient pas religieux et peu comprenaient le sens de ce mot. Ce mot a connu un succès en France dans le monde entier suite au film de Claude Lanzmann (1985), qui a reconnu à plusieurs reprises qu'il ne parlait pas hébreu et ignorait le sens de ce mot :  "En 1985, lorsque le distributeur m’a demandé ce que voulait dire « shoah », j’ai répondu que je ne savais pas, ne comprenant pas l’hébreu. Le distributeur éberlué m’a rétorqué que personne ne va comprendre... Je lui ai répondu alors que c’est ce que je voulais, que personne ne comprenne." (source Akadem).
Utiliser sans cesse "Shoah", c'est affirmer le monopole de la souffrance juive, en éclipsant, par le langage, le fait que les malades mentaux, handicapés et autres personnes déclarées "asociales" ont été tuées avant même l'extermination systématique des Juifs (action T4), que les Roms ont aussi été systématiquement exterminés (en Autriche où je vis 90% des Roms ont été tués, environ 10 000 sur 11 000, contre 30% des Juifs, environ 65 0000 sur 210 000). On pourrait aussi évoquer les homosexuels, les communistes (ou socialistes), les témoins de Jéhovah, les Yéniches... Renommer "Mémorial de la Shoah" en "Mémorial de la déportation et des persécutions" permettrait d'être plus inclusif. Il faut absolument lire l'article d'Henri Meschonnic reproduit en bas de cette page...
 
Mais revenons à "Shoah". Pour commencer, rappelons que les plus grands historiens ont évité les termes "Shoah" et "Holocauste" (qui signifie "sacrifice par le feu", comme si les Juifs avaient voulu se sacrifier pour leur Dieu, dans le cas où ils étaient croyants).
Pour mémoire :
En 2011, Claude Lanzmann et quelques autres avaient affirmé que le mot "Shoah" allait être banni des programmes scolaires et manuels. Ceci était faux (il citait un bulletin officiel qui n'existe pas !) et quand bien même le choix de Raoul Hilberg et Saül Friedländer aurait été repris, il n'y aurait pas lieu de s'en émouvoir. Sophie Ernst, membre de l'IFÉ-ENS (Institut français de l'éducation) et auteur en 2008 de Quand les mémoires déstabilisent l'école : Mémoire de la Shoah et enseignement, avait été interrogée par l'hebdomadaire Le Point. Elle expliquait qu'il était toujours plus difficile d'aborder ces domaines en classe de façon apaisée - ce qui rendait la polémique lancée par Claude Lanzmann d'autant plus dommageable. "Développer des rumeurs sans fondement en jouant sur les peurs, c'est en plus risquer de faire passer les Juifs dans leur diversité pour une communauté unique, soudée, paranoïaque et délirante, affirme-t-elle. Il est triste de voir ainsi menés de faux procès contre une Éducation nationale qui n'a jamais été aussi désireuse d'assumer avec justesse cette transmission particulièrement difficile." ("Shoah", l'embarrassante offensive de Lanzmann, Le Point, 31.8.2011).

Parfois quelqu'un insiste sur le fait que le mot "Shoah" a été utilisé avant le film de Lanzmann, par exemple ici en 1973 par Murray J. Kohn dans le Jewish Quarterly, Volume 20, Issue 4, pages 20-23 (comme me l'a signalé Valéry Rasplus). Soit ! Toutefois, mon argument sur l'influence du film de Claude Lanzmann est statistique et pour cela, pour juger l'occurence de mots ou d'expressions lexicales, selon les langues, il existe depuis 2010 un outil efficace, le ngram viewer. L'application se base sur les centaines de milliers d'ouvrages numérisés par Google, en tenant compte bien sûr des effectifs annuels (découvrez cet outil et amusez-vous ici). C'est un outil reconnu pour les études historico-linguistiques ou socio-culturelles, dites culturomistes, avec bien entendu des limites déjà expliquées.

Il ressort ici de quelques recherches que
- l'utilisation de "Shoah" est presque exponentielle à partir de 1985, comme je l'avançais. "Holocauste" prend son essor à partir de la série étasunienne, à la fin des années 1970, mais dès 1986 "Shoah" l'emporte, pour être cinq fois plus utilisé en 2009 (en raison des corpus disponibles, 2009 seulement pour l'hébreu j'ai fait les recherches sur la période 1900-2009).

- en anglais le terme "Holocaust" est toujours environ QUINZE fois plus utilisé que "Shoah". Les évolutions suivent la projection de la mini-série de Marvin Chomsky et du film de Claude Lanzmann. On note une ascension fulgurante et, curieusement, un léger déclin à partir deu début des années 2000.

-  Enfin, le terme hébreu שואה est utilisé autant avant qu'après la Seconde Guerre mondiale, avec seulement une hausse à partir de 1995 ! En Israël il y a depuis 1949 un Holocaust Remeberance Day, appelé "Yom HaShoah" en hébreu. Voir Elon Gilad, "The history of Holocaust Remembrance Day", Haaretz, 27 avril 2014 (PDF).


A ne pas manquer : la page des réactions lorsque cette page a été postée sur Facebook. Il s'agit d'une sélection. Vous pouvez vous aussi m'adresser vos commentaires et je pourrais éventuellement les ajouter.

Liens

Avant tout, l'article lumineux d'Henri Meschonnic, reproduit ci-dessous.
Didier Dumarque, Philosophie de la Shoah, L'Âge d'Homme, 2014 (voir la lecture qu'en fait Valéry Rasplus sur son blog : "Le philosophe et la Shoah", août 2015, avec un préambule sur l'usage du mot Shoah qui ne m'a pas convaincu)
J.I. "Le cours des mots à travers les siècles", Sciences et Avenir, 20.12.2010
Sophie Ernst, "Enseigner l'histoire de la Shoah exige subtilité et rigueur", Le Monde, 6.10.2010
Jérôme Segal, "67 ans après la Rafle du Vel d’Hiv, encore de passionnantes questions…", recension du Dictionnaire de la Shoah dirigé par Georges Bensoussan, Jean-Marc Dreyfus, Edouard Husson, 2009.
Jérôme Segal, "L'Europe et l'identité juive face aux ''années d'extermination'', recension du livre de Saul Friedländer, Les années d'extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs 1939 - 1945.
Dans ma recension du livre de Shlomo Sand, Comment j'ai cessé d'être juif. Un regard israélien on lit "Shoah est selon Sand un film "harassant" qui attribue aux Juifs l’exclusivité de la mémoire. Pas un train ne vient de France, personne ne rappelle que la moitié des cinq millions de Polonais assassinés n’étaient pas juifs mais catholiques et, pour finir, Lanzmann est qualifié d’agent du souvenir [opérant] une sélection ‘ethnique’ lorsqu’il s’est agi de construire la mémoire des victimes""

Henri Meschonnic - POUR EN FINIR AVEC LE MOT SHOAH
Paru dans Le Monde, 20-21 février 2005

      Jacques Sebag a rassemblé (Le Monde du 27 janvier 2005, p.13) presque toutes les raisons de rejeter le terme « Holocauste » pour désigner l’extermination des Juifs par le nazisme et par Vichy : puisque le mot désigne un sacrifice offert à Dieu, où, au lieu de manger la bête sacrifiée, on la brûle en entier, c'est-à-dire qu’on l’offre en entier à la divinité. D’où le scandale d’user de cette appellation pour dire une extermination  voulue par une idéologie sans rapport avec le divin. Appellation qui constitue un « contresens majeur », comme disait Jacques Sebag, mais nullement une « flagrante maladresse de langage". C’est bien plus grave. D’autant que le mot s’est installé, comme il le rappelle, aux Etats-Unis, conforté par la diffusion du film américain du même nom.
     Pour condamner « Holocauste », il faut ajouter que non seulement le terme implique une théologie qui justifie le meurtre de masse en le présentant comme une dévotion et un sacrifice en paiement des péchés, ce qui en fait une punition divine – sacrilège maximal au nom du religieux, mais c’est aussi, parce que c’est un terme grec, qui vient de la traduction des Septante, texte de base du christianisme, une christianisation , une archéologisation.
     Le consensus s’est déplacé, en français, sur le mot « shoah », lui aussi porté par un film à succès, celui de Claude Lanzmann. Mais autant Jacques Sebag rassemble avec énergie l’argumentation « pour en finir avec le mot Holocauste », autant il semble, comme tout le monde, accepter le mot « Shoah » et même le justifier : « Shoah dit la judéité de la victime et souligne, à juste titre, sa spécificité religieuse et culturelle".
    Or, là aussi il y a de l’intolérable, et il faut le faire entendre, d’autant plus qu’on ne l’entend pas. Car le réquisitoire anti-holocauste s’accompagnait d’une légitimation, qui empêche de voir le problème : « Shoah, donc, dont la signification en hébreu est ‘destruction’, ‘anéantissement’ ; et génocide pour ‘extermination de tout un groupe humain’ », « Shoah, dont la connotation religieuse désigne également un ‘déluge’, un ‘cataclysme’, renvoie aussi à l’idée de ‘catastrophe naturelle’. Etymologie biblique dont la modernité du terme se serait bien passée, introduisant du providentiel… ».
Les références mêmes à l’hébreu, avec l’apparence du savoir, inversent toute la réalité historique du mot, et aggravent un contresens généralisé qui ne semble gêner personne. Ce qui accroît le scandale.
Car le mot « shoah » n’a pas du tout, en hébreu, de « connotation religieuse », et il ne désigne pas « également » un cataclysme et il ne renvoie pas « aussi à l’idée de ‘catastrophe naturelle’ ». Le mot n’a rien à voir avec du massacre, il n’introduit pas non plus du « providentiel ».
    Le scandale, que la médiatisation du mot rend inaudible, est que c’est un mot qui, dans la Bible où il se rencontre treize fois, désigne une tempête, un orage et les ravages (deux fois dans Job) laissés par la tempête dévastatrice. Un phénomène naturel, simplement.
    Il y a d’autres mots, dans la Bible, pour désigner une catastrophe causée par les hommes. Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie toute humaine.
    L’hébreu dit, par exemple, hurban. C’est le mot qu’emploie Manès Sperber dans Etre Juif (Odile Jacob, 1994). Je ne connais que trois auteurs qui emploient ce terme : Manès Sperber, Canetti, et Daniel Lindenberg, dans Figures d’Israël (Hachette, 1997), qui note que Hurb(a)n, en hébreu, égale « destruction, ruine (forme yiddish : hurbn) ». Terme qui serait « peut-être plus approprié, pour désigner le génocide nazi des juifs, entre 1941 et 1945 ».
    Le consensus s’est collé sur le mot shoah. Ecrit à l’anglaise. Et ce mot est une pollution de l’esprit. Pour plusieurs raisons, qui tiennent à ses effets pervers.
Il n’y a pas à céder, un peu vite et lâchement, à l’argument qui mettrait le rappel du sens biblique de ce mot au compte d’un souci déplacé pour une archéologie du langage. Il est vrai que l’histoire ne cesse de montrer que des mots prennent des sens nouveaux, perdent des sens anciens.
    Mais il n’est pas anodin d’avoir pris, pour nommer une horreur toute ciblée, un mot d’hébreu biblique.
    Il y a là d’abord une insensibilité au langage qui juge ceux qui l’acceptent et s’y associent sans même le savoir, sans chercher à le savoir.
    Ici intervient un autre aspect du scandale de ce mot, c’est qu’il est présenté comme le « nom définitif » de l’innommable. Tout se passe comme si Claude Lanzmann, l’auteur du film Shoah, identifiait son film à la nomination de l’innommable même, ayant choisi ce nom hébreu, de son propre aveu, parce qu’il ne connaît pas l’hébreu (Libération, 24 janvier 2005, p.28) : « J’ai choisi ce nom parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire ». Où se mêlent l’idée de « destruction » et « aussi bien une catastrophe naturelle ». D’où est privilégié l’« opaque », renforçant ainsi l’identification entre l’innommable au sens d’une horreur que le langage ne peut pas dire, et l’effet de nom « éponyme », « acte radical de nomination », qu’il s’approprie : « L’auteur de la Shoah, c’est Hitler. Lanzmann, c’est l’auteur de Shoah ».
   Il ne s’agit pas du film lui-même, sinon que son succès a amplifié l’installation du terme « éponyme ». Aggravant un problème qu’il ne voit même pas.
   Les nazis avaient des raisons qui étaient propres à leur tactique pour recourir à une terminologie de masquage, qui était en même temps explicite : « solution finale », « évacuation » (pour déportation). Il n’y avait là rien d’innommable ou d’indicible. Tout était parfaitement nommé.
    Les états d’âme concernant la désignation sont apparus en 1944-1945, en même temps que le tabou qui rendait inaudibles les récits des témoins et survivants.
    L’invention du terme « génocide » est assez vite devenue matière à problème, celui d’une spécificité-unicité. Revendiquée par les uns, refusée par les autres, étant donnée la multiplication des massacres de masse : génocide arménien, cambodgien, rwandais… ce que récemment l’apparition du terme « judéocide" tend peut-être à conjurer.
    Car il y a bien, chaque fois, une spécificité, une unicité. La juive tient à tout un héritage d’enseignement non du « mépris », comme disait Jules Isaac, mais de la haine. Un héritage théologico-politique qui s’est biologisé, radicalisé, selon une rhétorique remarquable d’inversion : la haine contre ce que Hegel appelait la religion de la haine opposée à la religion de l’amour – le christianisme. Même rhétorique de l’inversion et je la mentionne parce qu’elle est essentielle, dans l’utilisation des Protocoles des Sages de Sion : une réelle volonté de destruction de ceux à qui on impute cette volonté de destruction. C’est la continuité de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme du XIXe siècle, qui aboutit à une radicalisation d’hygiène populiste avec Hitler et Vichy. Parfaitement nommée « solution finale ».
   Au passage, puisqu’on en est aux commémorations, je propose qu’on organise un centenaire des Protocoles des Sages de Sion : 1905. Ce serait une occasion unique à saisir pour montrer à tous la bête immonde, et son utilisation par une autre rhétorique d’inversion, tout actuelle, la même et pas la même. Sans oublier que ce sont les arabes chrétiens qui, vers 1920, ont traduit en arabe cette Bible du tuez-le-juif.
    Là-dessus, deux problèmes. L’un est que le choix d’un mot hébreu pour désigner la « solution finale » de siècles de haine fait dire dans la langue emblématique des victimes un acte entièrement imputable aux hygiénistes de la race. Ce n’était pas la langue de ceux qu’on a massacrés. L’hébreu leur était une langue liturgique. Sans parler des enfants, dont beaucoup ne parlaient pas encore, mais Drieu La Rochelle avait dit de ne pas oublier « les petits ». Nommer cet acte en allemand, Endlösung, serait aussi faire offense à ceux qui ont les premiers rempli les camps, et la langue allemande n’y est pour rien.
    L’autre problème, dans ce mot empoisonné, c’est une victimisation tout aussi totalitaire que le massacre: ce qu’Ami Bouganim appelle le « traumatisme de la shoa », dans Le juif égaré (Desclée de Brouwer, 1990). On retrouve l’interdit énoncé par Adorno en 1949, qu’il serait barbare et impossible d’écrire des poèmes après Auschwitz.
    Ainsi shoah condense un « culte du souvenir » qui s’est mis à dévorer ce qui reste de vivant chez les survivants. Le procès apparemment fait à un mot porte sur tout ce qui porte ce mot, comme dit Yeshayahu Leibowitz : « La grande erreur d’aujourd'hui consiste à faire de la Shoah la question centrale à propos de tout ce qui concerne le peuple juif », et la Shoah est devenue ainsi pour certains « le substitut du judaïsme» (dans Israël et judaïsme, Desclée de Brouwer, 1996).
    Le mot ramasse ce qu’on a appelé « la question juive ». Qui est tout sauf juive. Une fois de plus, comme écrivait Hegel, les Juifs n’ont pas d’histoire, n’ayant que celle de leur martyre.
    Alors, pour lutter contre les rhétoriques d’inversion et de dénégation liées à la victimisation, qu’énonçait déjà Rudolf Hoess, le chef du camp d’Auschwitz, dans ses mémoires, quand il disait que de cette extermination (inachevée) ce seraient encore les Juifs qui en tireraient le plus de profit, et comme tout ce qui touche au langage touche à l’éthique d’une société, donc à sa politique, je proposerais, pour qu’au moins une fois on l’entende, qu’on laisse le mot « shoah » aux poubelles de l’histoire.
   Raul Hilberg ne s’en embarrassait pas, dans son livre La destruction des juifs d’Europe. Et lui ne voulait pas du terme d’« extermination ». Il y a eu, et il y a encore, une purulence humaine qui a voulu et qui veut la mort des Juifs. Il n’y a pas besoin d’un mot hébreu pour le dire. On peut le dire dans toutes les langues avec des mots qui disent ce qu’ils veulent dire, et dont chacun connaît le sens.
   Le mot « shoah », avec sa majuscule qui l’essentialise, contient et maintient l’accomplissement du théologico-politique, la solution finale du « peuple déicide » pour être le vrai peuple élu. Il serait plus sain pour le langage que ce mot ne soit plus un jour que le titre d’un film.

HENRI MESCHONNIC, poète, essayiste, traducteur de la Bible, professeur émérite à l’Université Paris-8.