Texte publié dans La Revue pour l’histoire du CNRS, Numéro 3, novembre 2000, pp. 6-21 (ici sans les illustrations)
Jérôme Segal
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L’histoire de la Société Max Planck de 1946 à 1990,
continuités et ruptures
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Stockholm, le 10 décembre 1945: Le professeur A. Westgren, président du comité Nobel pour la chimie, déclare lors de la cérémonie solennelle d’attribution des prix :
" L’Académie des Sciences a décidé de récompenser le professeur Hahn du Prix Nobel de Chimie pour l’année 1944, pour sa découverte de la fission du noyau atomique lourd. Le professeur Hahn a exprimé ses remerciements mais il nous a informé qu’il ne pourra malheureusement pas assister à cette cérémonie. "
Ce n’est pas la première fois qu’un lauréat du prix Nobel est absent, mais cette fois-ci le cas est exceptionnel: Otto Hahn (1879-1968) est détenu en Grande-Bretagne à Farm Hall, près de Cambridge, depuis juillet 1945 !
Il sera néanmoins le premier président de la Société Max Planck (Max-Planck-Gesellschaft, MPG), sans conteste le plus prestigieux organisme de recherches en Allemagne, de 1946 à 1960, après avoir été libéré en janvier 1946. Puisque Hahn dirigeait dans les années 30 un Institut de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft (KWG), fondée en 1911 et démantelée après-guerre, doit-on y voir un signe de continuité dans l’organisation de la recherche ? Continuité également avec la période du Troisième Reich ? La question peut aujourd’hui être posée sereinement.
La succession des différents jubilés depuis les années 50 montre bien l’ambiguïté de la transition entre la KWG et la MPG. Il y a d’ailleurs deux fondations de la MPG, en 1946 pour la zone britannique puis en 1948 dans les zones britannique et américaine, ce qui complique encore le choix d’une origine (1911, 1946 ou 1948). En 1958, les dix ans la MPG ne sont pas fêtés alors qu’en 1961, ce sont les 50 ans de la KWG qui sont célébrés. De même, en 1986, on a fêté les 75 ans de cette ancienne Société – ce qui a d’ailleurs donné lieu à un premier ouvrage imposant sur son histoire – et ce n’est qu’en 1998 que le Président de la Société Max Planck, Hubert Markl, a tenu à célébrer les 50 ans de la MPG, ce qui correspond à l’émergence d’un regard critique sur l’histoire de la KWG.
En République Démocratique Allemande, les instituts de la KWG (Kaiser-Wilhelm-Institute, KWI) avaient été immédiatement rattachés à l’Académie des Sciences. Lors de l’intégration de la R.D.A. à la République Fédérale, en 1990, un nouveau défi se pose à la MPG : selon quelles modalités évaluer le potentiel de la recherche en R.D.A. et que faire des instituts de l’Académie des Sciences ? C’est ici davantage la rupture qui l’emporte sur la continuité et rares seront les chercheurs originaires de l’Allemagne de l’Est à pouvoir bénéficier d’un emploi dans les instituts de la MPG.
La MPG regroupe aujourd’hui 81 instituts dans lesquelles se répartissent 11 500 employés, dont 3 100 chercheurs, auxquels il convient d’ajouter 6 500 doctorants ou chercheurs invités. Indiscutablement, la MPG constitue encore le fleuron de la recherche en Allemagne, avec notamment 15 lauréats du Prix Nobel dont 9 depuis 1984. Comment expliquer la persistance de nombreux domaines d’excellence dans un organisme public de recherches dont le budget ne représente qu’une petite partie des crédits pour la recherche (2%) ?
1. De la KWG à la MPG, plus de continuités que de ruptures ?
La situation au moment de la libération d’Otto Hahn, en janvier 1946
C’est surtout à Berlin, dans le quartier résidentiel de Dahlem, que la KWG a commencé à installer ses principaux instituts. Dès 1911, année de sa fondation, on y trouve le KWI de physico-chimie et d’électrochimie (dirigé par Fritz Haber, le père de la synthèse de l’ammoniac qui allait se lancer dans la fabrication des gaz de combat pendant la première guerre mondiale) et celui de chimie (dans lequel Otto Hahn dirige avec Lise Meitner le département d’étude de la radioactivité dans les années trente). Quelques années plus tard suivent celui consacré à la thérapie expérimentale et à la biochimie (en 1912), à la biologie (prévu également en 1912 mais inauguré en 1916), ou encore celui de physique (en 1917, dirigé par Albert Einstein) ou celui d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme, en 1927. On parle parfois d’un " Oxford allemand ", même si cette charmante appellation risque de faire oublier que c’est aussi en ces lieux que la science allemande a servi – et inspiré – les plus sombres desseins de la politique nazie. Le baron Otmar von Verschuer (1896-1969), directeur à partir de 1942 du dernier institut mentionné ci-dessus (après avoir été directeur du département de génétique humaine de 1927 à 1935), fit ainsi financer les " travaux " tristement célèbres menés par son assistant, le Dr. Josef Mengele (auteur de deux thèses de doctorat).
Sur le plan institutionnel, la majeure partie du KWI de physique est placée en 1940 sous la direction du Bureau de l’Armement du Reich (Heereswaffenamt). Ce sont alors Otto Hahn et Werner Heisenberg (1901-1976) qui, jusqu’en 1942, en assurent la direction scientifique. Ils font tous les deux partie d’un groupe informel, le Club de l’Uranium (Uranverein). Ce club est fondé dès 1939 pour étudier la faisabilité d’une arme nucléaire, après la découverte par Otto Hahn, Fritz Sraßmann, Lise Meitner et son neveu Otto Robert Frisch, du principe de la fission nucléaire. A partir de 1942, puisque les recherches sur l’uranium sont considérées comme relevant de la " physique juive ", ce KWI n’est plus au centre de l’effort de guerre et Heisenberg prend la direction de l’institut. Ce qui n’empêche pas Hahn et Heisenberg de présenter en mai 1943 l’état de leurs travaux pour la construction d’un réacteur nucléaire, à l’Académie de recherches aérodynamiques dirigée par Hermann Göring.
A la fin de l’hiver 1943/1944, les violents bombardements de Berlin amènent la KWG à déplacer de nombreux instituts plus à l’ouest. Peu après, en août 1944, une équipe des services secrets américains débarque en Europe afin d’arrêter les principaux physiciens engagés dans les recherches susceptibles de permettre la construction d’une bombe atomique. Après s’être assurés en novembre que le Reich ne possédait pas de telles bombes, ils procèdent au printemps 1945 à l’arrestation de dix scientifiques allemands, dont Otto Hahn, Werner Heisenberg, Max von Laue (1879-1960) et Carl Friedrich von Weizsäcker (né en 1912). Tous ces scientifiques sont internés à Farm Hall le 3 juillet 1945 pour une durée de 6 mois. En fait, si les Américains décident, avec l’accord des Britanniques, d’interner ces physiciens, ce n’est pas tant par peur qu’ils construisent une bombe atomique que par crainte que d’autres puissances utilisent leur savoir, en premier lieu l’U.R.S.S. mais aussi la France.
Ce n’est qu’en janvier 1946 que Hahn et ses collègues sont libérés et la plupart d’entre eux se retrouvent à Göttingen en février de cette année. Depuis un an l’administration de la KWG avait déménagé de Berlin à Göttingen, subsistant grâce à un fonds de 2 millions de Reichsmark mis à la disposition de la KWG à la fin de l’année 1944 par " l’industrie allemande ". La question du statut de la KWG se pose alors rapidement, la situation étant bien sûr largement changée. Le président de la KWG, Albert Vögler s’est suicidé le 14 avril 1945, au moment où des soldats américains tentaient de l’arrêter. Comme son prédécesseur, il représentait l’industrie allemande dévouée à la cause nazie (le secrétaire général de IG Farben, Carl Bosch avait assuré la présidence de la KWG, de 1937 à 1940, après Planck). Les rapports annuels de la KWG sont clairs quant à la question de l’engagement au côté des forces nazies ; on peut lire dans celui de l’année 1942, sous la plume de Vögler, " Toute la recherche ne doit être animée que par un seul but : une estimation rapide des résultats pour la conduite de la guerre. "
A la mort de Vögler, l’avenir de la KWG repose à Göttingen sur les épaules de Max Planck (1858-1947), pourtant âgé de près de 87 ans, qui accepte de prendre à nouveau la présidence de la KWG, poste déjà occupé de 1930 à 1937. Son fils est considéré un "opposant" car appartenant au groupe de ceux qui avaient organisé l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler et exécuté en janvier 1945. Max Planck est vu comme un scientifique ayant évité toute implication avec le national-socialisme, un physicien en quelque sorte " au-dessus de tout ", notamment de tout engagement idéologique. Ses déclarations en faveur d’Hitler (le 23 mai 1933 lors de la 22ème assemblée générale de la KWG) sont peu connues, tout comme la nature réelle de son entretien avec Hitler. Or, lors de sa rencontre avec Hitler le 16 mai 1933 (sur son initiative ainsi que celle du secrétaire général de la KWG, Friedrich Glum), si officiellement il demande à ce que les Juifs puissent continuer de travailler dans la KWG (en prenant le cas de Fritz Haber), il s’agit surtout dans sa démarche de minimiser les pertes pour la " science allemande ", en différenciant ouvertement entre " les Juifs de valeur " et " les Juifs sans valeur " (wertvolle / wertlose). De même, dans une lettre du 20 juillet 1933 récemment retrouvée, Planck demandait au Prince de Prusse August Wilhelm d’accepter le présidence du conseil d’administration (Kuratorium) du KWI d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme, précisant que cet institut " s’est mis au service des grands travaux concernant l’hygiène de la race entrepris par le gouvernement. "
Attendant le retour d’Otto Hahn, qu’il voulait voir à sa succession, Planck avait chargé Adolf Butenandt, Alfred Kühn et Ernst Telschow d’assurer ses fonctions au cas où il serait " empêché ", pensant aux négociations à venir avec les forces alliées. Butenandt (1903-1995) était président de la section " pour la chimie, la physique et la technique " (et directeur du KWI de biochimie), Kühn (1885-1968) était président de la section biomédicale (et directeur d’un département du KWI de biologie), quant à Telschow (1889-1988), il était secrétaire général de la Société depuis 1938 (employé dans l’administration de la KWG depuis 1930 et membre du NSDAP depuis mai 1933).
Planck entendait conserver les caractéristiques principales de la KWG dans l’organisation de la recherche. Le premier président de la Société, le théologien et historien de l’Église Adolf von Harnack (1851-1930, en poste de 1911 à sa mort) avait institué quelques principes : un financement essentiellement public, une orientation vers la recherche fondamentale associant les Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit) et les Naturwissenschaften (sciences de la nature) et une totale liberté accordée à des chercheurs recrutés sur critère d’excellence et dispensés de toute charge d’enseignement. Les instituts étaient d’ailleurs parfois créés pour un scientifique de qualité exceptionnelle.
Ces principes avaient pu dans l’ensemble subsister pendant la période nazie, même si quelques modifications avaient été apportées : d’une part, sur un plan officiel, le " principe du chef (Führerprinzip) " qui permettait au Ministre de l’Éducation, Bernard Rust d’influer directement sur les nominations (Les lauréats du Prix Nobel Philipp Lenard et Johannes Stark, représentants de la " physique allemande " avaient été placés dans le Conseil de la Société après l’exclusion des Juifs), et d’autre part, sur une décision interne, le principe de " réalignement volontaire (Selbstgleichschaltung) " qui visait, en s’adaptant au système national-socialiste, à éviter une intervention directe plus radicale des fonctionnaires nazis. En 1945, parmi les 48 directeurs des instituts de la KWG, 40% étaient membres du NSDAP. Les négociations avec les forces alliées pour la subsistance de la KWG s’annonçaient délicates, bien que les réactions des quatre puissances occupantes allaient se montrer rapidement très différentes.
Première fondation de la MPG, en zone Britannique
Pendant l’internement des Allemands à Farm Hall, les Britanniques réfléchissaient déjà à l’avenir des structures de recherche allemandes. Hahn, Heisenberg et von Laue furent ainsi invités le 2 octobre 1945 à la Royal Institution pour débattre du statut à venir de la recherche allemande. La nouvelle structure de recherche est discutée, hésitant entre le rattachement aux universités et aux académies. On décide avant tout que ces projets ne concerneront que la zone occupée par les Britanniques.
Lorsque Hahn se retrouve peu de temps après son retour, le 1er avril 1946, président de la KWG, celle-ci est pour ainsi dire en déliquescence. Planck et Telschow ont bien entrepris dès l’été 1945, parallèlement à ce qui se faisait en Grande-Bretagne, des démarches visant à obtenir l’accord des forces d’occupations pour un redéploiement complet de la Société, mais rien n’a encore abouti. Partant du principe qu’ils connaissaient déjà les principaux " secrets " des physiciens allemands et que ceux-ci ne représentaient plus de danger, les Britanniques étaient favorables à la poursuite des activités de la KWG (même si certains instituts trop directement impliqués devaient fermer).
C’est le colonel Bertie Kennedy Blount (1902-1999), directeur du département de la recherche (research branch) du gouvernement militaire britannique en Allemagne qui joue alors un rôle essentiel dans la survie de la KWG. Il connaissait bien l’Allemagne puisqu’il avait soutenu sa thèse de chimie à Francfort-sur-le-Main en 1931 (sous la direction de Walther Borsche). Il travaillait d’ailleurs souvent en collaboration, depuis Londres, avec l’Institut de recherches médicales de la KWG, dirigé par Richard Kuhn (Prix Nobel en 1939) à Heidelberg. Ensuite, il n’en était pas à sa première mission diplomatique en Allemagne puisqu’il avait été auparavant conseiller scientifique d’une équipe des services secrets britanniques chargée d’assassiner Hitler (il préconisait d’ailleurs l’emploi d’anthrax).
Au départ, à l’instigation des États-Unis, les quatre puissances occupantes préparaient la dissolution de la KWG, considérée comme une organisation impliquée dans les crimes nazis et surtout encore susceptible de servir en cas de guerre. Les comptes bancaires de certains instituts avaient ainsi été bloqués dès la fin de la guerre. Blount suivait de son côté le déménagement de la KWG, louant sans relâche les efforts de Telschow, et espérait parvenir à faire appliquer les grandes lignes du projet ébauché à Londres en octobre 1945. Lors d’une réunion quadripartite, durant l’été 1946, destinée à étudier les modalités de la dissolution de la KWG (les Français et les Soviétiques avaient adopté le point de vue américain), un problème de traduction permit à Blount de voir la séance ajournée (devait-on parler de " Emperor William Society " ?). Le colonel en profita pour consulter à Londres Henry Dale qui eut l’idée salvatrice de proposer un simple changement de nom pour assurer la pérennité de la KWG. Puisque la ‘KWG’ déplaisait aux Américains, pourquoi ne pas l’appeler " Société Max Planck " et la faire subsister au moins en zone britannique ? Après tout Planck était un physicien de renom qui s’était apparemment tenu à l’écart de toute compromission avec le régime nazi et nul ne devait y trouver à redire.
Le plus surprenant est sans doute qu’en apprenant cette idée de changement de nom en juillet 1946, Otto Hahn entra apparemment dans une colère noire. Ayant accepté la demande de Planck de devenir président, il aurait répondu " alors j’ai été choisi sur de mauvaises bases : j’ai accepté le poste de président de la Société Kaiser Wilhelm mais pas d’une autre société ! " Blount fit de son mieux pour convaincre Hahn et il y parvînt. Il n’y avait d’ailleurs pas d’autres solutions pour Hahn puisqu’en zone soviétique, en août 1946, tous les instituts de la KWG avaient été annexés pour devenir des instituts de l’Académie des Sciences, nouvellement créée. Par ailleurs, dès le 1er juin, les Britanniques avaient autorisé la réouverture du KWI de physique à Göttingen, sous la direction de Heisenberg (Carl Friedrich von Weizsäcker avait en charge le département de physique théorique). En ce qui concerne Berlin-Ouest, qui jouissait d’un statut à part, les États-Unis envisageaient en définitive de conserver les KWI de Dahlem, les rattachant au besoin à l’université en cours de conception.
Finalement, le 31 juillet un accord entre les Britanniques et les Allemands est conclu et c’est six semaines plus tard, le 11 septembre 1946 qu’est officiellement créée la " Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften ". La cérémonie a lieu à Bad Driburg, non loin de Paderborn, en Westphalie. Le premier article des statuts de l’association est clair : il s’agit de " promouvoir les sciences, en particulier par la création et la conservation d’instituts de recherche ". La KWG est donc sauvée, même si les questions financières ne sont pas résolues. Sur le plan administratif, la KWG n’est d’ailleurs pas dissoute : elle ne le sera qu’en 1960. Hahn mène d’ailleurs un double jeu puisque bien qu’il soit formellement président de la MPG, il insiste auprès de ses neuf collègues lauréats du prix Nobel, pour que ceux-ci envoient un télégramme aux autorités françaises et américaines afin de conserver la KWG. C’est dans ce contexte, le 4 août 1947 à Francfort, que Hahn rencontre le général américain Lucius Dubignon Clay (1897 - 1978).
Une seconde MPG couvrant également une seconde zone d’occupation
Au moment où les négociations commencent, le jugement du tribunal de Nuremberg résonne dans la conscience du Général Clay, qui voit dans la KWG ou dans la MPG de la zone britannique un instrument de guerre potentiel. Cependant Hahn parvient à convaincre son interlocuteur et son " coup de sang (Blutrausch) est souvent cité dans la littérature secondaire, lorsqu’il assure que la KWG " n’avait jamais été une organisation nazie ". Par ailleurs, il faut rappeler que l’on assistait en Allemagne à une fuite des cerveaux qu’il convenait pour Hahn de stopper au plus vite.
Le feu vert est donné le 16 janvier 1948, un peu plus de trois mois après la mort de Planck, suite à un accord entre les autorités américaines et britanniques. C’est le 26 février 1948, deux jours après la dissolution de la MPG ‘britannique’ de Bad Driburg, qu’une nouvelle MPG est fondée, cette fois-ci à Göttingen, plus précisément dans l’ancien centre d’essais aéronautiques devenu juste après-guerre " maison de la camaraderie ". Il n’est pas exclu que Hermann Pünder (1888-1976), chef de l’administration pour les deux zones, ait pu jouer un rôle important dans le revirement de Clay. Pünder, placé par les Britanniques à la tête de la mairie de Cologne après destitution de Konrad Adenauer, était membre d’honneur de la KWG depuis 1930. De même, des recherches sont en cours pour déterminer quel fut le rôle des exilés, tous ces chercheurs comme Lise Meitner qui avaient été contraints de quitter leur position à la KWG. Consultés, il semblerait qu’ils se soient prononcés pour le maintien de la KWG, quitte à changer de nom.
Lors de la cérémonie marquant la création de la Société, Hahn rappela les principales étapes ayant permis la nouvelle fondation de la MPG et termina son discours en remerciant chaleureusement Telschow. Dans les statuts de la Société, on peut mesurer l’importance des réticences émises au départ par les autorités américaines. Le premier paragraphe, concernant " le nom et le but " de la MPG, est plus long qu’en 1946. Deux points sont ajoutés, pour préciser notamment qu’il s’agit " [d’]une association d’instituts de recherche libres qui n’appartiennent ni à l’Etat ni à l’économie. Elle se consacre à la recherche scientifique en toute liberté et indépendance, sans obligations ni requêtes, seulement soumise au respect de la loi. " Les documents d’archives sont plus clairs encore et au début de l’année 1948, quelques semaines avant la fondation de la MPG, Britanniques et Américains s’étaient mis d’accord sur les trois points suivants :
" a. La Société et chaque institut qui y est rattaché doivent être indépendants de l’industrie et du gouvernement.
b. Dans sa forme juridique à sa fondation, la Société doit rester ouverte pour l’intégration d’autres instituts de recherche allemands, que ce soit par requête ou injonction, indépendamment de leur situation géographique.
c. La Société doit garantir à ses instituts une liberté de recherche illimitée, sous la seule surveillance des décisions des autorités de contrôle alliées. "
Le caractère ouvert de la Société fait allusion au problème des instituts en zone française. Avant de traiter le cas de ces instituts, il est utile de rapporter les premières mesures adoptées par la MPG. La première consiste à assurer une totale continuité avec la KWG selon le point 4 des décisions adoptées par le sénat de la Société : " tous les membres scientifiques de la KWG seront reconnus comme membres scientifiques de la MPG ". En définitive, c’est pour ainsi dire le plan britannique exposé à Londres en octobre 1945 qui est appliqué, grâce à l’habileté diplomatique du colonel Blount. Selon l’historien Oexle il s’agit simplement d’un chapitre des " relations germano-britanniques ". Concernant les relations entre la MPG et l’industrie, il est délicat d’estimer dans quelle mesure il s’agissait dès le départ d’un vœu pieux. Le sénat de la MPG rassemble dès le départ des représentants de la science, mais aussi de la finance, de l’industrie et de politique.
Moins de deux mois après la fondation de la MPG, on assiste à une nouvelle protestation qui rappelle celle de Hahn refusant le changement de nom. Cette fois-ci, ce sont les " hommes de Tübingen " qui donnent de la voix ; parmi eux Adolf Butenandt et Alfred Kühn. Dans une lettre datée du 8 avril 1948, ils contestent le rattachement de quelques instituts de la KWG à cette nouvelle MPG, craignant officiellement que l’excellence de leur Société en pâtisse. Leur protestation était cependant également dirigée contre des personnes : ils exigeaient le départ de Telschow et la réhabilitation de Friedrich Glum (qui occupait le poste de directeur général avant Telschow). Glum avait acquis après-guerre un certain pouvoir à Berlin, auprès du gouvernement militaire américain et finissait par s’opposer à Telschow, alors à Göttingen. La parution en juillet 1948 d’un article de Glum profondément antisémite, datant d’octobre 1933 et faisant l’apologie du Führer mit fin à cette revendication des hommes de Tübingen.
Pendant ce temps, la réforme monétaire de juin 1948 (instaurée dans la partie occidentale de l’Allemagne) avait considérablement enrichi la MPG. Il restait deux questions importantes en suspens, le rattachement des KWI de Berlin ou de la zone française et le statut des exilés. Une décision de la MPG du 8 juillet 1948 prévoyait d’assurer aux exilés un statut les invitant à rentrer en Allemagne. Cette mesure est effective le 29 octobre, proposant aux scientifiques concernés le statut de " membres scientifiques étrangers ". On trouve, parmi les scientifiques qui acceptent, James Franck et Otto Meyerhoff (tous deux lauréats du prix Nobel dans les années 20), Lise Meitner, Günther Stent et Michael Polanyi. Albert Einstein choisit quant à lui de refuser cette nomination.
Le rattachement de la zone française et de Berlin – début de la période de normalité
Entre 1945 et 1949, c’est surtout l’immobilisme qui domine pour ce qui concerne le statut des instituts de la KWG se trouvant en zone française. Très tôt, trois options sont envisagées: le regroupement des activités dans l’espoir de faire travailler les scientifiques allemands pour la France, une procédure qu’on pourrait assimiler à du pillage (destruction après démontage), et enfin le regroupement temporaire, suivi d’une migration ultérieure en France. Bien que le gouvernement provisoire retienne la deuxième option, seuls quelques centres aux activités exclusivement militaires sont détruits. Frédéric Joliot, directeur du CNRS, intervient en effet pour que des scientifiques accompagnent les militaires afin d’évaluer l’intérêt scientifique pour la France des centres situés en zone occupée. Ce sont le biologiste André Lwoff puis le géophysicien Louis Cagniard qui sont chargés de cette mission dès 1945 et décident par exemple la réouverture de l’institut de recherche sur les métaux à Constance.
D’un point de vue administratif, la mission du CNRS s’intègre en septembre 1945 dans une ‘section française d’information scientifique et technique’, placée sous la direction du colonel de Verbigier de Saint Paul. Cette section constitue un équivalent de ce qu’on peut trouver du côté américano-britannique avec la Field Information Agency for Technics (FIAT) et on parle d’ailleurs d’une " FIAT française ". Au début de l’année 1947, on note des tensions entre les FIAT américaine et française, liées aux droits de visite dont devaient disposer les équipes dans les autres zones que celles qu’elles occupaient. Les Américains ferment alors leur zone aux scientifiques français et en juin la FIAT française met fin à ses activités, forcée de constater l’échec relatif de sa mission, par rapport aux autres zones alliées. Si quelques instituts de la KWG ont été réouverts, la précarité règne sur le plan financier et certains scientifiques allemands choisissent de quitter la zone sous administration française. L’administration française faisait l’objet de nombreuses critiques vis-à-vis des scientifiques allemands et Butenandt s’étonnait par exemple que personne n’ait répondu au télégramme qu’il avait adressé début 1947 au Général Pierre Koening, commandant en chef des forces françaises, demandant avec les autres lauréats du prix Nobel le maintien de la KWG dans les trois zones.
En zone française, une nouvelle structure est mise en place à partir de mars 1947, la Commission Supérieure de la Recherche Scientifique (CSRS), mais les différents conflits de compétence nuisent grandement à son bon fonctionnement. Les responsables de la MPG choisissent alors de traiter directement avec Adolphe Lutz, chef de la section de contrôle scientifique, en quelque sorte l’équivalent du colonel Blount du côté britannique. Fin janvier 1948, Lutz informe officieusement Otto Hahn qu’il n’y a plus d’obstacles du côté français au regroupement des instituts au sein de la MPG. Plus d’une année s’écoule cependant avant que la MPG existe en zone française.
En mars 1949, la CSRS s’inquiète d’abord de la création dans les deux autres zones d’un conseil allemand de la recherche (deutsche Forschungsrat), dirigé par Heisenberg et censé "représenter la science allemande d’une façon incontestable et défendre ses intérêts, avoir la responsabilité des rapports entre la recherche et les autorités, préparer les programmes, coordonner et encourager les recherches, coopérer à son financement et conseiller les services publics. " Le fait qu’une société de structure privée prenne tant de responsabilités choquaient les Alliés. Ils firent en sorte qu’elle fusionne avec le fond de secours (Notgemeinschaft der deutchen Wissenschaften fondée en 1920, fortement instrumentalisée à l’époque nationale-socialiste, dissoute après-guerre et refondée en janvier 1949) pour former l’association allemande de la recherche (Deutsche Forschungsgemeinschaft - DFG). Les liens entre la DFG et la MPG ont toujours été très étroits, même s’ils sont à sens unique : à titre d’exemple, le président de la MPG fait d’office partie du sénat de la DFG alors que l’inverse n’est pas vrai.
C’est à partir du 1er avril 1949 que le financement de la MPG est discuté pour les trois zones (sauf Berlin), conformément au traité de Königstein signé par les ministres des finances et de la culture des onze Länder allemands huit jours auparavant. Ce traité fixe aussi les modalités du financement public: il devra provenir à part égale du Land dans lequel se trouve l’institut et du gouvernement fédéral. La reconnaissance officielle de la MPG par les trois Alliés a lieu le 8 juillet 1949 et c’est Telschow qui représente la MPG. En octobre et novembre, les 7 instituts de la zone d’occupation française deviennent des instituts de la MPG. La fondation Rockefeller a déjà repris son financement de quelques instituts (dans les années 1920 cette fondation avait largement soutenu le KWI d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme). Une " bibliothèque Otto Hahn " est ouverte à Göttingen cette année-là, à partir d’une bibliothèque centrale déjà existante. C’est la fondation Rockefeller qui finance l’achat de livres et revues.
A partir de 1950, en dehors du statut encore incertain des instituts berlinois, la MPG a retrouvé une situation de normalité, dans la continuité de la KWG. Dans la composition du sénat de la Société, on retrouve de nombreux représentants des banques et autres grands groupes industriels (Konzern). On trouve notamment un représentant d’IG Farben, alors en cours de démantèlement pour former les entreprises BASF, Hoechst et Bayer. La continuité avec la KWG s’exprime aussi symboliquement lors de la deuxième assemblée générale tenue à Munich en septembre 1951. Le premier rapport annuel de la MPG (couvrant l’année 1950) porte pour titre 40 ans de KWG pour l’avancement des sciences, 1911-1951.
A Berlin, le directeur des instituts de la KWG, Robert Havemann (1910-1982), est démis de ses fonctions en janvier 1948. Deux ans plus tard il est également exclu par les autorités américaines du KWI de physico-chimie et électrochimie dans lequel il dirigeait un département. Ces décisions sont motivées par des raisons politiques évidentes, étant donné que Havemann était un militant communiste. Des discussions ont alors lieu pour éviter que les instituts deviennent des centres de recherche universitaire, ce qui était au départ le projet soutenu par les Américains. Ce n’est finalement qu’en 1953, le 1er juillet, que les instituts berlinois sont transférés à la MPG et c’est aussi cette année-là que la Bibliotheca Hertziana, Institut d’histoire de l’art situé à Rome, revient à la MPG, étoffant ainsi la section sciences humaines par rapport aux deux autres (biologie et médecine d’un côté, chimie, physique et techniques de l’autre). Le centre d’essais aéronautiques de Göttingen est également réouvert au même moment et l’année suivante c’est le tour de l’Institut de recherche sur le fer de reprendre ses activités, cette fois-ci à Düsseldorf.
Parmi les faits marquant de l’époque, sur le plan scientifique, on assiste à un essor de la biologie moléculaire avec l’orientation du MPI de biologie dirigé par Alfred Kühn vers la génétique moléculaire. Deux instituts sont créés: en 1954 à Tübingen un MPI consacré à la recherche sur les virus, vite célèbre pour ses travaux sur le virus de la mosaïque du tabac, à partir d’un département de l’institut de biochimie de Munich, et un institut de chimie cellulaire créé en 1956 à Munich (directeur F. Lynen). Entre temps, Otto Hahn est réélu président de la MPG (1954) pour un deuxième mandat de six ans.
Dans le domaine de la physique, l’institut de physique et d’astrophysique s’installe en 1958 à Munich. Il est placé sous la direction de Werner Heisenberg et son domaine d’activité est élargi grâce à deux départements consacrés respectivement à la physique des plasmas et aux machines à calculer numériques (dès 1950 un groupe de travail avait été constitué autour de ce thème). La physique nucléaire fait également partie des nouvelles branches de la physique explorées par la MPG, ce qui ne va pas sans susciter quelques critiques de la part des pacifistes comme " l’appel des 18 " signé à Göttingen par des physiciens de renom, dont 8 membres de la MPG, en réponse à l’annonce faite par le gouvernement fédéral de vouloir développer l’armement nucléaire. Karl Wirth, Carl Friedrich von Weizsäcker, Max von Laue, Walther Gerlach, Werner Heisenberg et Otto Hahn ont signé cet appel qui est critiqué vertement par les industriels représentés dans le Sénat.
Fin juin 1957à Lübeck, lors de la huitième assemblée générale de la MPG, le sénateur Hermann Reusch prononce l’allocution officielle (Festvortrag). Son discours intitulé " la société moderne industrielle et ses liens avec l’enseignement et la recherche " montre non seulement que l’industrie suit de près l’état des recherches menées dans les instituts de la MPG, mais aussi – et le fait est sans doute nouveau – que les Konzern ont acquis un pouvoir suffisant pour critiquer ouvertement une action entreprise par le président. Il parle d’une " minorité " qui a su " étonnamment conquérir les gros titres des journaux " et le 1er octobre 1958 un MPI de physique nucléaire est ouvert à Heidelberg, sous la direction de Wolfgang Gentner.
Par ailleurs, en 1957, la MPG est intégrée dans une structure plus large, le conseil scientifique fédéral (Wissenschaftsrat) visant à coordonner la recherche scientifique au niveau national. Ce conseil est constitué de 39 membres dont 17 venant directement du Bund et des Länder, les autres étant délégués par la DFG, la MPG et les représentants de l’enseignement supérieur (Rektorenkonferenz). Ainsi, la MPG possède un moyen d’influer sur la politique scientifique nationale. De plus, à partir de 1956, c’est la MPG qui – en raison de son caractère élitiste – est chargée d’organiser des projets de coopération avec l’étranger. Wolgang Gentner bénéficiait par exemple depuis 1958 de contacts privilégiés avec l’institut Weizmann en Israël et en décembre 1959, une visite officielle est organisée avec Otto Hahn et Feodor Lynen. Trois millions de marks sont alors débloqués par la MPG pour les échanges de scientifiques. Une filiale de la MPG au statut d’entreprise, Minerva, est créée ad hoc pour tirer profit de cette collaboration.
La KWG n’est toujours pas dissoute. Elle ne l’est que le 12 juin 1960 et c’est Telschow qui représente l’ancienne KWG. Les quelques biens restant sont transmis à la MPG, représentée par son nouveau président, entré en fonction le mois précédent, Adolf Butenandt. Une nouvelle ère commence pour la MPG.
2. Les années 60 : croissance et réformes structurelles
A partir de 1960, l’histoire de la MPG peut être abordée en fonction des différentes présidences. Les " années Butenandt ", de 1960 à 1972 font encore l’objet de peu de travaux, tout comme les présidences de Reimar Lüst (1972-1984), Heinz A. Staab (1984-1990) ou Hans Zacher (1990-1996). La majeure partie des études sur l’histoire de la MPG concerne soit l’immédiate après-guerre, soit l’époque de la KWG, et ce, souvent avant le national-socialisme. D’autre part, vue la structure en instituts, il est difficile, sans une histoire détaillée de chaque institut, d’avoir une vision cohérente de l’ensemble de l’institution.
Comme Otto Hahn, Adolf Butenandt était déjà directeur d’un institut à l’époque de la KWG. Spécialiste des hormones sexuelles, lauréat du prix Nobel de chimie en 1939, il est directeur du KWI de biochimie, à Berlin, à partir de 1936 (en remplacement de Neuberg, condamné à l’exil par les nazis) et se retrouve à la tête du MPI de biochimie, de 1949 à 1956, à Tübingen. Son attitude durant la période nazie a donné lieu, au début de cette année à une polémique pas encore close. Des premières conclusion du groupe de travail indépendant mis en place, il semblerait bien cependant que non seulement Butenandt ait été membre du NSDAP dès 1936, mais surtout qu’il ait été membre du conseil scientifique du groupe de Karl Brandt (1904-1948, condamné à mort au tribunal de Nuremberg), le responsable de la recherche médicale directement appointé par Hitler, chargé de la coordination centrale de toutes les expérimentations menées dans les camps. Ernst Klee rapporte que Butenandt défendait Mengele et von Verschuer après guerre.
C’est la définition de nouveaux moyens pour appliquer la politique scientifique adoptée ainsi que l’augmentation du nombre d’instituts qui marquent la période Butenandt (de 40 instituts en 1960, on passe à 51 en 1972). Il n’est pas question pour autant d’une " politique d’expansion ", comme il l’explique en 1966, mais d’une adéquation toujours recherchée entre le développement de la MPG et l’avancement des sciences. Dès 1963, lors d’un discours tenu devant quelques membres du Parlement fédéral au sujet de la performance de la recherche allemande, Butenandt insiste sur le respect du " principe de personnalité (Persönlichkeitsprinzip) " cher à Harnack, selon lequel les instituts doivent être considérés comme des " instruments de travail de quelques savants choisis par le Sénat de la Société ". Prenant l’exemple de l’Institut de recherches sur le carbone (MPI für Kohlenforschung), il montre en s’appuyant sur les travaux du directeur (Karl Ziegler, lauréat du Prix Nobel de Chimie en 1963), comment on est passé de la recherche fondamentale (qu’il caractérise par le processus de ‘découverte’) à la recherche appliquée (dès lors qu’il est question ‘d’invention’) avec l’utilisation d’un nouveau procédé de fabrication du polyéthylène. Dans une telle perspective, la politique scientifique ne peut pas reposer sur la planification, à moins que ce soit le directeur qui établisse lui-même le plan de son institut.
Cherchant à améliorer l’impact de la politique scientifique définie par la MPG, Butenandt introduit en 1964 quelques modifications dans les statuts de la Société. Il s’agit d’une part du principe de direction collégiale, les instituts étant divisés en départements et, d’autre part, d’une importance plus grande accordée au rôle du Président. On lit désormais dans les statuts : " le président définit les grands traits de la de la politique scientifique de la Société ".
Globalement, les années 60 sont marquées pour la MPG par l’essor des relations internationales. En 1962, une importante délégation de l’Académie des Sciences soviétique est reçue par la MPG pour visiter quelques instituts, visite à laquelle correspond, l’année suivante, l’envoi d’une mission de la MPG à Moscou. En 1964, ce sont les contacts avec l’Espagne qui sont développés et la décision est alors prise de construire un centre astronomique germano-espagnol, centre qui ne sera inauguré près d’Almeria, en Andalousie, qu’en 1979. D’autres projets européens de plus grande envergure sont aussi décidés dans les années 60. En janvier 1961 un contrat d’association est signé entre Euratom et le MPI de physique des plasmas, l’institut le plus important de la MPG avec plus d’un millier d’employés. A cet effet, grâce à la souplesse administrative de la MPG, cet institut acquiert d’abord le statut d’une SARL puis celui d’un ‘grand centre de recherche (Großforschungseinrichtung)’, afin de pouvoir bénéficier d’un financement de type ‘90% fédéral – 10% Land d’accueil’, ici la Bavière. Deux ans plus tard, dans un discours sur l’état de la recherche allemande, Butenandt se fait l’avocat de la ‘big science’. Puisque la MPG a pour mission de coordonner la recherche fondamentale, elle a, explique-t-il, de facto un rôle déterminant à jouer dans la physique des hautes énergies. Un institut de ‘physique extra-terrestre’ est créé cette année-là à Garching, près de Munich, avec Reimar Lüst à sa tête.
Pour pouvoir disposer de crédits suffisants et promouvoir la ‘big science’, Butenandt essaye d’augmenter la part de l’industrie, souhaitant que celle-ci dépasse les 50% et remettant ainsi en cause implicitement les statuts de 1948. Les difficultés rencontrées en 1963 par les onze Länder pour s’entendre, dans le respect des accords de Königstein, avec le gouvernement fédéral sur le budget de la MPG, ne font que confirmer aux yeux de Butenandt le bien fondé de son intention de recourir à davantage de financements privés. Bien que la part du privé reste proche de 10%, les industriels prennent de plus en plus d’importance dans les instances de décision de la Société, en particulier au sénat.
Au niveau de la MPG, une attention particulière est portée à cette époque au problème des brevets. La Fraunhofer Gesellschaft avait créé dès 1955 un ‘Centre des brevets pour la recherche allemande de la Fraunhofer Gesellschaft’. C’est vers la fin de la présidence de Butenandt, en 1970, que la MPG décide de constituer une filiale au statut de SARL, ‘Garching Instruments’, chargée de protéger par brevet quelques uns des travaux menés dans les différents instituts. Cette filiale est liée au départ au MPI de physique des plasmas. De plus, après l’achat par la MPG, d’un ordinateur Univac 1108, la MPG fonde dans le même esprit une autre SARL pour le centre de calcul nouvellement créé (Société pour le traitement scientifique des données).
3. La MPG depuis la crise des années 70 : une stabilité à toute épreuve ?
Lorsque le deuxième mandat de Butenandt arrive à échéance, des élections sont organisées et le Sénat vote le 29 novembre 1971 pour l’unique candidat, Reimar Lüst, alors directeur de l’institut de ‘physique extra-terrestre’ qui devient ainsi le troisième président de la MPG. Élève de Carl Friedrich von Weizsäcker, Lüst est un physicien travaillant depuis 1950 dans un institut Max Planck puisqu’il avait tout juste 27 ans lorsqu’il rejoignait le MPI de physique.
Si une stagnation du nombre d’employés affecte le MPI à partir du début des années 70, en Marks constants, le montant du budget demeure inchangé. Son augmentation ne fait que compenser l’inflation et l’on est loin des taux d’augmentation annuels à deux chiffres que l’on connaissait dans les années 60. La MPG subit les effets de la crise économique. D’un point de vue structurel, il est décidé que de nouveaux instituts ne pourront être créés qu’à condition d’en fermer d’autres. Ainsi, durant la double présidence de Lüst (1972 - 1984), on assiste à la fermeture ou réorientation d’une vingtaine d’instituts ou de départements. Ceci ne se fait pas toujours sans problèmes en termes d’emploi. Cette politique d’austérité perdure lorsque Heinz A. Staab prend la présidence de la MPG, de 1984 à 1990, même si de nombreux domaines d’excellence sont conservés. En 1972, lors du discours dans lequel il rend hommage à son prédécesseur, Lüst insiste sur le " courage d’assumer les manques (Mut zur Lücke) ", dans l’étendue des disciplines représentées au sein de la MPG. Avant de se lancer dans la création de nouveaux instituts, on organise des financements de projets pour des groupes de jeunes chercheurs (Nachwuchsgruppen), dans des domaines comme l’anthropologie cognitive, la biologie moléculaire structurelle ou la rhumatologie.
Ceci s’accompagne d’un rapprochement avec les universités, rapprochement qui s’inscrit dans une longue histoire de rapports souvent conflictuels. Les universitaires ont souvent jalousé, parfois non sans raison, le luxe dont jouissaient les chercheurs de la MPG. En 1969, lors de son allocution annuelle, Butenandt regrettait les difficultés encore existantes avec le monde universitaire, alors même qu’il s’était fixé comme objectif au début de son mandat d’améliorer d’une façon générale les relations avec le monde universitaire. Lüst décide d’inviter 740 thésards dans les instituts de la MPG (1972), ce qui apportait de plus un peu de jouvence dans une pyramide des âges assez marquée par les nombreux recrutements des années 60. La MPG en a ainsi profité pour justifier la limitation des contrats de travail à quelques années (limitation dont les modalités ont été discutées lors de la réforme mis en place en 1972) puisque cela permettait d’une part de laisser espérer quelques postes aux jeunes thésards et, d’autre part, d’accroître sensiblement la mobilité des chercheurs. Les années 70 marquent en effet, pour les trois sections, un ancrage sur la scène internationale assez fort et les postes à durée limitée favorisent évidemment les échanges internationaux.
Malgré la politique générale d’austérité marquée par les fermetures et réorientations d’instituts, la section biologie et médecine parviennent à développer l’endocrinologie, la neurologie, la psychologie et la psycholinguistique. L’institut consacré à la biologie du développement se réoriente vers les recherches sur les virus et les premiers débats d’éthique voient le jour. Alors qu’au moment de sa prise de fonction à la présidence de la MPG, en 1972, Lüst faisait état d’une discussion avec Delbrück (assistant au KWI de chimie de 1932 à 1937 et lauréat du Prix Nobel en 1969) à Pasadena pour affirmer qu’on ne pouvait pas freiner le progrès de la science, qu’il n’y avait pas de " domaines interdits ", Lüst se montre inquiet, lors de l’assemblée annuelle de 1978, à l’égard des recherches en génétique humaine.
Dans les sciences humaines, ce sont la sociologie et le droit (Sozialrecht) qui font leur apparition tandis que la section ‘chimie, physique et technique’ accueille de nouveaux chercheurs en mathématiques, météorologie, optique quantique, chimie des radiations et chimie des polymères. Le cas des mathématiques est assez représentatif en ce qui concerne les difficultés budgétaires. Plutôt que de créer tout de suite un institut, on décide en 1974 d’instituer une collaboration à long terme avec le prestigieux Institut des Hautes Études Scientifiques de Bures-sur-Yvette, en région parisienne.
Plus généralement, les échanges avec l’étranger sont considérés comme un moyen de pallier les restrictions imposées par la stagnation du budget. Butenandt avait obtenu, par la réforme des statuts de 1964, que le président détermine la politique scientifique suivie par la Société. Lüst précise ce rôle en adjoignant dès 1973 une commission chargée de conseiller le président dans cette tâche. Parmi les membres de la commission, outre quelques sénateurs, on trouve le directeur général du CNRS et le président du Science Research Council (Grande-Bretagne), ce qui témoigne de l’orientation de la MPG vers les échanges internationaux. Déjà, lors de son discours d’investiture en 1972, Lüst avait expliqué sa politique vis-à-vis de la politique scientifique européenne. Plutôt que de s’engager dans de nouveaux projets européens, il préconise le partage, entre membres de la Communauté Européenne, des installations déjà existantes, même s’il approuve les projets européens comme le CERN ou l’ESRO, pour lesquels une collaboration internationale est nécessaire dès le début.
La MPG collabore ainsi avec le laboratoire des champs magnétiques de haute intensité de Grenoble, participe en 1975 avec la Suède, la Norvège, la Finlande et la France au projet EISACT (European Incoherent Scatter Facility in the Aural Zone), et développe en 1977 le projet franco-allemand IRAM (institut de radioastronomie utilisant une longueur d’onde de l’ordre du millimètre). Des accords bilatéraux sont signés avec le CNRS en 1981 pour faciliter les échanges directs entre laboratoires. En 1981, des accords de coopération sont signés avec l’Académie des Sciences en Autriche et dès 1983 des tentatives d’échanges ont lieu avec la R.D.A., même si celles-ci restent infructueuses.
A côté de ces projets européens, la MPG participe à des projets d’envergure, organisés au plan national. Ainsi, la MPG fait partie des organismes finançant le projet de synchrotron BESSY entre 1979 et 1982 (année de sa mise en fonctionnement), en collaboration avec les Universités de Berlin, l’Institut fédéral des techniques physiques, l’Institut Hahn-Meitner, la Société Fraunhofer et le DESY (synchrotron près de Hambourg construit entre 1956 et 1964). Pour ses propres instituts, la MPG installe un centre de calcul, destiné essentiellement à couvrir les besoins de l’Institut Fritz Haber (nom donné depuis 1953 à l’ancien KWI de physico-chimie et électrochimie) et du MPI de génétique moléculaire.
Sous la présidence de Staab, en 1986, on assiste à une première remise en question officielle, de la part de la présidence, du rôle joué par la KWG pendant le national-socialisme. Symboliquement, le 25 mai 1990, un monument est inauguré " à la mémoire des victimes du national-socialisme et en souvenir de leur exploitation par la médecine, comme avertissement à tous les chercheurs pour leur propre limitation responsable. "
4. Le sort des instituts de recherche de l’ex-RDA après ‘évaluation’
Un événement majeur dans l’histoire de l’Allemagne donne une occasion unique à la MPG de s’interroger sur le bien fondé de ces principes : il s’agit de la chute du Mur de Berlin, événement annonciateur de la disparition de la R.D.A. La question se pose rapidement pour la MPG : que faire du potentiel scientifique ?
Le 3 octobre 1990, la chambre du peuple du gouvernement allemand décide officiellement " l’adhésion (Beitritt) " de la RDA à la RFA et l’article 38 du traité d’unification statue provisoirement sur l’avenir des chercheurs de l’ex-RDA. Chaque chercheur devient candidat pour son propre poste (quand il est maintenu) et dans le processus de recrutement et d’évaluation, on accorde beaucoup plus d’importance aux articles parus dans des revues internationales de langue anglaise, qu’aux publications en russe dans les revues soviétiques (qui ne sont pour cette raison souvent même pas lues au sein des commissions). Ceci favorise bien entendu les chercheurs des ‘anciens Länder’ et, parmi les 10 000 chercheurs de l’Académie des Sciences (sur 24 000 employés), la plupart d’entre eux perdent leur travail.
Un sentiment d’aigreur assez fort se développe alors (en dehors de quelques success stories) et beaucoup de chercheurs d’Allemagne de d’Est s’estiment " colonisés " par leurs collègues venus de Munich, Hambourg ou Francfort. Qui plus est, ceux qui ont la chance de trouver un emploi ne reçoivent (selon les branches) qu’une partie de leur salaire , ce qui constitue pour beaucoup une vexation supplémentaire. Aujourd’hui encore, les chercheurs qui ont eu la malchance de naître à l’Est du pays ne reçoivent que 86,5 % de leur salaire (janvier 2000).
La RDA disposait d’une importante académie des sciences, regroupant une soixantaine d’instituts qui constituaient l’essentiel du dispositif de recherche fondamentale du pays. On trouvait de plus, en dehors de l’Académie, à peu près autant d’instituts orientés directement vers la recherche industrielle. Peu après la chute du Mur de Berlin, la plupart de ces instituts (qui employaient parfois une pléthore de chercheurs) sont fermés. L’Académie des Sciences de RDA est confiée au Land de Berlin qui décide de créer à sa place l’Académie des Sciences de Berlin-Brandebourg.
En juillet 1990, quatre mois avant l’intégration officielle des " nouveaux Länder ", une réunion au sommet est consacrée à l’avenir de la recherche dans ces nouveaux territoires. La volonté affichée est de parvenir à " un paysage unifié de la recherche ". Une trentaine d’instituts de type ‘Liste bleue’, caractérisés par un financement paritaire entre le Bund (gouvernement fédéral) et les Länder, sont créés (ces instituts ont été renommés Institut Leibniz). Trois ‘grands centres de recherche’ sont ouverts (90% Bund, 10% Länder, aujourd’hui ‘Centres de la Société Hermann von Helmholtz’, tous les trois dirigés par des Allemands de l’ouest) et 10 instituts de la société Fraunhofer sont ouverts.
La MPG, qui bénéficie également d’un financement paritaire, participe aux négociations et affirme son attachement aux principes de Harnack. Comme l’explique son nouveau président, Hans F. Zacher, élu à la succession de Staab, la MPG considère alors la création d’instituts comme son moyen d’action privilégié et refuse catégoriquement de reprendre de façon systématique tout ou partie des instituts de l’ex-RDA. La journaliste de Nature, Alison Abbott, écrit à ce sujet en 1999 :
" La société Max Planck s’est rendue impopulaire en refusant de joindre les autres organisations de recherche dans leur course pour sauver les bons scientifiques en les reprenant dans leurs instituts de recherche. "
Zacher choisit en effet d’ouvrir des ‘dépendances’ de MPI déjà existants à l’ouest du pays et de réfléchir à la création de nouveaux instituts ex nihilo, ces nouveaux instituts ne pouvant être créés qu’autour de scientifiques de renom, en vertu du Persönlichkeitsprinzip maintes fois cité.
Dans une vision à court terme, une " SARL pour le financement de nouveaux projets scientifiques " est créée en octobre 1991 par la MPG. La société obtient ainsi le financement à partir de l’année suivante et pour une durée de trois ans, de sept équipes de recherches dans le domaine des sciences humaines. De même, vingt-huit groupes de travail sont institués pour les deux autres sections (médecine, biologie et chimie, physique, technique). C’est aussi en 1991 que le Sénat vote, à plus long terme, la création de deux instituts (consacrés à la physique des microstructures et aux surfaces de contact, Grenzfläche), suivis un an après de quatre autres (en biologie infectieuse, physiologie des plantes, étude des systèmes économiques et physique des systèmes complexes). Jusqu’en 1999, la MPG profite ainsi de l’adhésion de la RDA pour créer 19 instituts et promouvoir ainsi de nouvelles disciplines, à la pointe des recherches actuelles, sans avoir en général à fermer des instituts déjà existants.
Les directions d’instituts ou même de départements sont très rarement confiées à des Allemands de l’Est. Robert Koening rapporte qu’on trouve 40% d’étrangers à la tête des 19 nouveaux instituts, alors que ce pourcentage n’est que de 20% à l’Ouest. Ceci correspond à une politique explicite de Hubert Markl (le nouveau président de la MPG depuis 1996, président de la DFG au moment de la chute du Mur). Il explique ainsi :
" (…) nous voulions créer de nouveaux instituts, à la pointe de certains champs de recherche. Si nous avions envoyé 90% de directeurs d’Allemagne de l’Ouest, alors peut-être cela aurait pu être perçu comme une sorte de colonisation par l’Ouest.
Ceci appelle au moins deux commentaires : la direction d’instituts par des est-allemands n’est pas envisagée et des scientifiques étrangers (anglo-saxons pour la plupart) ne peuvent apparemment pas être perçus par les chercheurs de l’ex-RDA comme des ‘colons’.
Ce n’est qu’un aspect supplémentaire de la série de continuités et de ruptures qui marquent l’histoire de la MPG. Continuité tout d’abord avec l’époque de la KWG, incarnée par Ernst Telschow qui occupe le poste de secrétaire général avant, pendant et après la seconde guerre mondiale, mais aussi, symboliquement, dans l’attachement aux principes définis par Harnack.
Grâce à une structure souple et assez hiérarchique, la MPG a réussi à définir des politiques scientifiques qu’elle a pu suivre sans trop de mal, composant avec les accidents de l’Histoire. Que ce soit les contestations de la fin des années 60, la crise économique apparue dans les années 70 ou l’extension des frontières allemandes au tout début des années 90, la MPG a réussi à faire preuve d’un certain opportunisme pour tirer profit de la situation en maintenant de nombreux domaines d’excellence. Négociant avec habileté sa survie à la sortie de la guerre, elle a su faire preuve d’une analyse remarquable des rapports de force et des compromis nécessaires. L’histoire de la MPG reste en grande partie à écrire, qu’il s’agisse de la période de normalité débutant dans les années 60 ou de son passé sous l’appellation ‘KWG’.
Conscient de la nécessité d’aborder ce passé, le président de la Société, Hubert Markl, a chargé en 1999 une équipe d’historiens de travailler sur cette question dans une relative autonomie. Il est également question que de nouveaux fonds d’archives soient rendu publics. Quelques colloques ont été organisés sur l’histoire de la KWG et l’effort entrepris par la MPG est salué dans des revues internationales comme Nature.
Une fois encore, l’histoire fait irruption dans le présent. L’histoire d’une institution comme la Société Max Planck montre combien la science, les techniques qu’elle produit et la société dans laquelle les recherches sont accomplies se retrouvent profondément imbriquées. Parcourant le XXe siècle, l’histoire de la MPG est à l’image de l’histoire de l’Allemagne. Sa prise de conscience, peut par moment paraître douloureuse mais elle n’en demeure pas moins toujours nécessaire. Chassez l’histoire, comme ce fut fait jusqu’aux années 90, elle revient au galop !