Recension pour La Revue pour l’histoire du CNRS du livre d’André Delessert, Gödel : une révolution en mathématiques – Essai sur les conséquences scientifiques et philosophiques des théorèmes gödeliens, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2000

 

Les théorèmes proposés autour de 1930 par le mathématicien Kurt Gödel (1906-1978) ont un statut particulier en philosophie. Comme le rappelle Delessert, les théorèmes d’incomplétude qui démontrent l’existence d’expressions formellement indémontrables sont souvent cités pour affirmer que les fondements des mathématiques ne sont pas aussi solides qu’on pourrait le croire. Nombreux sont les intellectuels qui ont cru voir là la justification de divers propos finissant par se perdre en généralités. La compréhension des théorèmes de Gödel suppose un réel travail que l’auteur nous propose d’accomplir à travers une histoire de la notion de nombre, partant du statut de celui-ci chez les philosophes et mathématiciens grecs pour arriver aux travaux de Gödel, sans oublier les controverses de la fin du XIXe siècle au sujet de l’axiomatisation de l’arithmétique. En ce sens, le sous-titre du livre, " Essai sur les conséquences scientifiques et philosophiques des théorèmes gödeliens ", est trompeur car le livre concerne surtout la genèse des théorèmes de Gödel. On ne trouve ainsi aucune discussion sur la notion d’indécidabilité et le nom de Turing est tout simplement absent.

D’un point de vue historiographique, Delessert se place dans une perspective exclusivement internaliste. Seule la théologie est abordée en guise de contexte intellectuel. Le chapitre traitant de la période qui va du IIIe au XIIIe siècle offre un exposé de quelques questions théologiques pour apprécier l’importance des liens unissant alors mathématiques et philosophie (par exemple, les preuves de l’existence de Dieu qu’Augustin voyait dans les qualités des nombres). En dehors de ce chapitre, la " sensibilité intellectuelle de l’époque " (définie p. 58) est toujours absente. On n’apprendra rien sur le milieu dans lequel ont lieu les échanges entre scientifiques, rien sur le contexte international dans lequel Hilbert, en 1900, lance son programme de recherches, ni même sur la formation et la vie de Gödel ! En note de bas de page comme en bibliographie, les dates de première parution ne sont pas indiquées (" Gödel (1995) " pour les Essais philosophiques), ce qui est d’autant plus gênant que la brève bibliographie mélange allègrement les sources primaires et secondaires.

L’attention portée de manière exclusive aux idées donne parfois lieu à des considérations frisant l’anachronisme : " Eudoxe et Archimède ont, chacun à sa manière, anticipé les connaissances des mathématiciens modernes sur les nombres réels. Ils ne seront rattrapés que deux millénaires plus tard. " (p. 37) ou encore " Ainsi, il [Plotin] se mettait par avance en opposition avec toutes les mathématiques jusqu’à la fin du XIXe siècle. "

Dans le chapitre consacré à la période qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle, l’auteur montre qu’une vision utilitariste des mathématiques a permis la création de nouveaux nombres. " La cohérence des notions mathématiques semblait garantie par leur adéquation à la description de la nature " jusqu’à ce que Dedekind et Cantor (à la fin XIXe siècle) allient nombre et mesure grâce à la notion d’ensemble. Peu de place est consacrée aux " convictions philosophiques qui sous-tendaient les travaux de Dedekind et de Cantor ". L’auteur explique seulement que pour Dedekind, la logique devait précéder les mathématiques (la logique est vue comme le moteur de la pensée mathématique).

Tout ceci constitue la première partie du livre, la seconde s’ouvrant sur le programme de Hilbert, lorsque celui-ci reprend en 1900 " la thèse de Cantor suivant laquelle l’existence d’un objet mathématique équivaut à la non-contradiction des conditions qui le définissent " (p. 149). C’est alors rien de moins que la non-contradiction de l’arithmétique qui est à résoudre et c’est là la tâche à laquelle s’attellera Gödel. Sa réponse sera de montrer l’incomplétude de l’arithmétique.

Malgré les réserves exprimées, ce livre permet de comprendre pourquoi, si les théorèmes de Gödel n’ont pas fondamentalement changé la pratique des mathématiques, ils ont au contraire profondément modifié la vision des non-mathématiciens. S’il y a révolution, c’est à un niveau " métamathématiques " (p. 219, contrairement à ce qu’affirme le titre du livre !). Dans l’après-Gödel, les mathématiques sont descendues de leur piédestal : on admet que les formalismes possèdent des limitations intrinsèques et que l’intuition est nécessaire à la pratique des mathématiques. L’auteur va d’ailleurs plus loin et montre qu’il existe " une intuition supérieure qui domine la raison raisonnante ". C’est aussi dans le domaine de l’enseignement des mathématiques que l’ouvrage de Delessert ouvre de nouvelles voies. Il explique au sujet de l’intuition : " l’apprenti qui accumule les définitions et les recettes arrive bientôt à un moment où il désespère de trouver un sens à ces données purement verbales. Mais si l’intuition mathématique s’éveille en lui, tous ces savoirs disparates s’organisent dans une sorte d’évidence. C’est tout le secret de l’initiation aux mathématiques. Donc l’intuition mathématique n’est pas un don arbitrairement accordé aux seuls mathématiciens de génie. C’est le moteur de toute activité mathématique, si modeste soit-elle. " (p. 239)

Delessert se place dans un courant réaliste, affirmant que " les objets mathématiques ne sont pas des créations de l’esprit humain. " (p. 244). Pour lui, les théorèmes gödeliens " révèlent la transcendance inhérente au monde mathématique ". Il ajoute encore : " l’infini transcende le fini qui à son tour transcende le numéral. Cette hiérarchie a été découverte et non pas construite par le mathématicien. Elle est une réalité du monde mathématique ". Or, " l’objectif final " de la science n’est autre que " la compréhension de la réalité ".

C’est malheureusement à l’avant-dernière page du livre que le côté iconoclaste de cette position apparaît, lorsque Delessert affirme que " depuis quelques décennies, des doctrines se manifestent qui tendent à supprimer toute référence à la réalité. " Il précise en note " pensons à la doctrine cybernétique, à la "linguistique générale", au structuralisme etc. " (p. 250). On aurait aimé que l’auteur discute davantage ces thèmes en tant – justement – que conséquence philosophique des théorèmes gödeliens.

Jérôme SEGAL



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