Recension pour EcoRev’ du livre de Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, Editions Charles Leopold Mayer, Paris, 1998, 152 pages

 

Le livre de Suren Erkman repose sur un projet ambitieux, celui de faire découvrir à un public francophone non spécialiste, en moins de 150 pages, un nouveau domaine de recherches constitué en champ autonome il y a une dizaine d’années seulement : l’écologie industrielle. L’adjonction des mots ‘écologie’ et ‘industrie’ peut surprendre au premier abord ; on pourrait presque supposer qu’il s’agit sous une appellation racoleuse d’apporter une caution scientifique à certaines industries prétendument ‘vertes’. Or, les principes de l’écologie industrielle sont d’une toute autre portée et méritent l’attention de tout citoyen intéressé par les questions d’écologie.

En réaction à une orientation de l’écologie scientifique souvent trop déconnectée des enjeux de société, les chercheurs de ce nouveau domaine s’intéressent à l’industrie en tant que partie constitutive de la biosphère. Plutôt que d’étudier la biodiversité des récifs coralliens sur un atoll inconnu du Pacifique Sud, il s’agit par exemple de raisonner sur les flux de matières à l’échelle d’un parc industriel. Cette intégration de l’industrie dans la biosphère permet de dépasser la simple utilisation de métaphores biologiques. On parle ainsi de " métabolisme industriel " (titre du quatrième chapitre) et une des questions à l’origine de l’écologie industrielle était la recherche d’équivalent industriel des organismes décomposeurs. En appliquant le principe de conservation de la masse, le métabolisme industriel montre que tout n’est pas substituable, contrairement à ce que l’économie de marché laisse penser avec l’introduction de cultures hydroponiques à la place de cultures traditionnelles ou de banque de gènes à la place de la biodiversité. Les bilans de matière sur lesquels repose le métabolisme industriel tiennent d’ailleurs compte de l’état physique de la matière, selon qu’elle est " biodisponible " ou pas. Ainsi, à titre d’exemple, le cadmium emprisonné en grande quantité dans les fenêtres en PVC se révèle-t-il bien moins préoccupant que celui contenu dans les batteries au nickel-cadmium abandonnées.

Des points de vue très novateurs sont développés tout au long du livre, partant de considérations simples de ce type : " contrairement à la vision économiste standard, les matières ne disparaissent pas de la planète lorsqu’elles n’ont plus (ou pas) de prix ! " (p. 56). C’est peut-être dans ses rapports avec l’économie que l’écologie industrielle montre le plus clairement comment l’écologie peut permettre de repenser l’économie. Considérant que les déchets peuvent être des ressources (une décharge de métaux est décrite (p. 81) comme une " mine artificielle "), d’autres types d’échanges économiques voient le jour. Le cas de la " symbiose industrielle de Kalundborg " est particulièrement intéressant car c’est un projet concret et abouti concernant différentes industries d’une petite ville industrielle danoise (pp. 23-32, la symbiose de Kalundborg est également décrite par S. Erkman à l’adresse http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1998/hebdo_17/erkman_17.html). De nouveaux modes d’échanges (souvent non monétaires) ont permis non seulement de diminuer la pollution et de réduire les transports, mais aussi de réduire les coûts de production.

L’écologie industrielle n’est rien moins qu’un des moyens de rendre opérationnel le développement durable en rompant si besoin est avec de nombreux poncifs. Ce petit traité d’écologie industrielle présente l’avantage d’être à la fois pédagogique, rigoureux et agréablement iconoclaste, du début à la fin.

Erkman débute son ouvrage par la question des pollutions liées à l’activité humaine et marque son opposition radicale à l’approche qui consiste à réduire les pollutions en fin de processus. Cette approche ‘end of pipe’ suppose un découplage entre l’industrie et l’environnement qui nuit à l’innovation radicale : il n’est plus nécessaire de chercher de nouvelles méthodes de production si on nettoie à la sortie (et qu’en plus, on reçoit des subventions pour nettoyer – voir à titre d’exemple l’utilisation de pots catalytiques dans l’industrie automobile). De plus, ce découplage induit des " effets économiques pernicieux " à partir du moment ou la (dé)pollution devient un marché (estimé à 500 milliards de dollars en l’an 2000). C’est en somme conforter le système polluant que d’essayer, par améliorations successives, de le rendre un peu moins polluant. Grâce à sa démarche analytique globale, l’écologie industrielle est à même d’apporter des solutions et Erkman prend soin de ponctuer son texte d’exemples concrets.

Sur le recyclage, ses propos peuvent également surprendre. Ce serait en effet un contresens que de voir dans le raisonnement sur les cycles de matières propre à l’écologie industrielle une théorie du recyclage. Lorsque Erkman invite à " boucler les cycles de matière " (p. 80) ce n’est pas une invitation au tri sélectif des ordures ménagères car ses réflexions se situent bien en amont. Le recyclage classique (dont l’impact écologique n’est pas précisément évalué) implique généralement la destruction de l’objet et donc la perte de sa valeur de départ. La promotion par exemple d’une voiture prétendue " recyclable à 90% " (ce qui comme le note pertinemment Erkman ne veut pas dire qu’elle est effectivement recyclée !) , amène le consommateur à changer de voiture plus souvent mais ne change rien, fondamentalement, aux problèmes de pollution. D’un point de vue politique, il est en effet bien plus facile, d’inviter les ménages à recycler plutôt que de s’attaquer au problème de la voiture (p. 69) ou à celui des transports (l’habitat en banlieue est décrit plus loin, p. 92, comme un " matérialisateur " en raison de l’immobilisation de matière que cela suppose et des déplacements que cela provoque). Le recyclage auquel fait allusion Erkman est celui qui caractérise le passage d’une société de production à une société de services (exemple, le partage des voitures). Une entreprise américaine vendant au départ des photocopieuses installe depuis dix ans chez les clients des machines assemblées avec des pièces usagées. Elle leur vend uniquement l’utilisation de la machine, ce qui suppose de nouveaux emplois dans la maintenance et élimine les problèmes liés à la délocalisation dès lors que l’entreprise doit être proche de son client (p. 127). De même, en chimie, une grande entreprise a pris pour slogan " rent a molecule " (p. 87) pour signifier que son client n’a pas à se préoccuper de ce qu’il considère comme un déchet après réaction, ni du transport ou du conditionnement. Erkman rejoint ici des propos plus généraux tenus par Jeremy Rifkin dans L’Age de l'accès ­ du capitalisme à l’hypercapitalisme, (La Découverte, 2000). Dans la logique propre à l’économie industrielle, l’intérêt principal de cette orientation est que c’est l’entreprise qui doit chercher à minimiser ses flux de matière et d’énergie (à propos de politique énergétique, Erkman rappelle p. 96 que l’attention devrait bien davantage se porter sur les dégât environnementaux liés à la consommation énergétique que sur une hypothétique pénurie).

Dans son analyse de la pollution électronique, Erkman se montre là encore très percutant, remettant en cause l’image trompeuse d’une industrie propre (par unité produite, l’industrie électronique est avec l’industrie chimique la plus polluante à cause des processus de purification du silicium). Il remet en cause l’existence même de société post-industrielle et montre qu’il y a au contraire hyper-industrialisation. Il rappelle ainsi (p. 90) à propos du credo ‘zéro-papier’ loué dans les années 80 : " selon les prophètes de la soi-disant société ‘postindustrielle’, les ordinateurs étaient censés reléguer le papier au rang de curiosité historique. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : aux Etats-Unis, la consommation annuelle de papier est passée de 7 à 22 millions de tonnes entre 1956 et 1986. ". De même, les ventes par internet génèrent de plus en plus de transports.

Erkman revendique une démarche analytique, globale dans l’analyse, mais pas ‘holiste’, pour se démarquer des " sempiternelles invocations à une vague ‘vision holistique’ (mêlant allègrement chaos, complexité et fractales, selon la dernière mode new age postmoderne). " (p. 121)

Le seul reproche que l’on pourrait faire à la présentation que fait Erkman de ce domaine en plein essor est peut-être d’avoir négligé les aspects sociaux (seules deux pages sont consacrées à l’emploi, pp. 134-135). De même, on peut être sceptique sur la pertinence des considérations sur l’entropie en économie (pp. 43 et 75-77) mais dans l’ensemble, Erkman mène son projet à terme en fondant son analyse sur des réalisations concrètes qui lui permettent d’éviter les écueils du catastrophisme ou de l’optimisme technologique. L’appareil critique (comportant quelques adresses sur la Toile) permet d’ouvrir de nombreuses pistes auxquelles on pourrait ajouter quelques liens (http://www.cfe.cornell.edu/wei/Links/indecollinks.html).

On peut regretter qu’en France seuls quelques groupes comme Vivendi ou Gaz de France s’intéressent à l’écologie industrielle (Libération Mardi 28 septembre 1999, page 37) et ce livre (très bon marché J ) devrait être lu par ceux pour qui l’écologie doit relever d’une vision globale intégrée tout en restant opérationnelle.

Ce livre est disponible à la librairie FPH (fondation pour le progrès de l’homme), 38 rue Saint-Sabin, F-75011 Paris, ( 01 48 06 48 86.

Jérôme SEGAL