Texte publié avec F. Dittmann dans Annals of Science, 54, 1997, pp. 547-565 (ici sans notes de bas de page et sans illustration)
Jérôme Segal & Frank Dittmann
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Hermann Schmidt (1894-1968) et la théorie générale de la régulation.
Une cybernétique allemande en 1940 ?
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Summary
The general theory of control and communication, better known as ‘cybernetics’, is usually considered to be the result of research done during the World War II in the United States, principally by the American mathematician, Norbert Wiener (1894-1964). Based on his military work Wiener developed a general mathematical theory of control and feedback system. We discuss the origins of control and feedback theory in Germany (Allgemeine Regelungskunde), showing that it arose in a very different context.
Hermann Schmidt (1894-1968), the principal actor in Germany, though trained as a physicist, formulated his version of control theory based on his extensive hands-on experience with control mechanisms gained during his work as a patent-officer in the late 1930s at the German State Patent Office. we also offer an explanation for why Schmidt’s general theory of control did not have a great influence based on a combination of national, political, and contingent contextual factors.
Résumé
La théorie générale du contrôle et de la communication, mieux connue sous le nom de ‘cybernétique’, est habituellement considérée comme le fruit des recherches liées à la deuxième guerre mondiale aux Etats-Unis, menées principalement par le mathématicien américain Norbert Wiener (1894-1964). Dans le cadre de son travail pour l’armée, Wiener a développé une théorie générale des régulations. Nous nous intéressons aux origines de la théorie générale des régulations en Allemagne (Allgemeine Regelungskunde), montrant qu’elle prend naissance dans un contexte bien différent.
Hermann Schmidt (1894-1968), le principal acteur dans ce domaine en Allemagne, bien que physicien de formation, formula sa version de la théorie du contrôle à la fin des années 30, grâce aux différents systèmes de régulation qu’il était amené à étudier au bureau des brevets du Reich (Reichspatentamt). A partir de l’analyse d’une combinaison de facteurs contextuels, nationaux, politiques et contingents, nous proposons une explication de la moindre influence de la théorie de Schmidt.
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2. Le programme de recherche de Schmidt : ‘Die allgemeine Regelungskunde’
3. Comparaison avec les théories ‘cybernétiques’ de Wiener
Biographie d’Hermann Schmidt
Principales publications d’Hermann Schmidt
Littérature secondaire concernant Hermann Schmidt
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1. Définitions, sources et choix méthodologique
La cybernétique réapparaît aujourd’hui dans le langage courant à travers des expressions comme ‘cyberspace’, ‘cyberpunk’ ou même ‘cybersexe’. Utilisé ici dans un sens métaphorique, ce concept d’origine scientifique ne se retrouve actuellement que dans quelques disciplines spécialisées. Jusqu’aux années 70 pourtant, la cybernétique, considérée comme théorie dépassant les cloisonnements disciplinaires, avait su investir de très nombreux domaines de la connaissance, que ce soit en biologie, psychologie ou encore en linguistique et en algorithmique. Des concepts comme ceux d’information ou de rétroaction ont profondément modifié les principes fondateurs de plusieurs disciplines, participant ainsi à une nouvelle unification du savoir qui s’est manifestée par la constitution de champs de recherches interdisciplinaires. Toutefois il n’existe pas de définition générale de la cybernétique acceptée par tous et on retient habituellement comme définition le sous-titre du livre du même nom de Norbert Wiener (1894-1964), Cybernétique ou contrôle et communication dans l’animal et la machine (1948). On entend dès lors habituellement par ‘cybernétique’ une discipline qui étudie la transmission et le traitement d’information dans des systèmes techniques ou des êtres vivants mais aussi dans la société.
Bien que Wiener soit considéré comme le fondateur de la cybernétique, celui-ci a toujours affirmé qu’il ne s’agissait pas d’un travail individuel mais du résultat de nombreuses discussions entre représentants de divers domaines scientifiques et techniques de la première partie du XXe siècle. On trouve à l’origine des réalisations techniques comme les servomécanismes, utilisés dès le milieu du siècle dernier, aussi bien que les amplificateurs dans le domaine des télécommunications. Dans le cadre du développement de la grande industrie chimique, au début du siècle, de nombreuses applications furent développées avec différents systèmes assurant le maintien de grandeurs physiques comme la température, la pression ou le niveau d’un réservoir. La problématique générale des techniques de régulation commença alors à trouver un intérêt pratique. Lorsque dans les années 20, des physiologues utilisèrent la notion de rétrocontrôle pour décrire un système de régulation fermé, des bases pour le développement d’un nouveau paradigme étaient posées. Des travaux dans le domaine de la physique théorique ou des mathématiques comme ceux sur le Démon de Maxwell ou le mouvement brownien permirent alors le développement de nouveaux travaux théoriques.
De même, si on reconnaît que la cybernétique a comme origines plusieurs domaines scientifiques différents, celle-ci a été synthétisée par des scientifiques de différents pays : les Etats-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne mais aussi la France et l’Union Soviétique. Ainsi en 1962, dans le premier volume édité sous l’égide de la Société Internationale pour la Cybernétique, les éditeurs allemands de la collection présentent le livre de Louis Couffignal sur ‘les notions de base de la cybernétique’ en précisant : ‘La cybernétique ne fut seulement fondée qu’en 1948 par Wiener (Etats-Unis) dans son livre programmatique, comme un pont entre différentes disciplines scientifiques et techniques. Mais Wiener avait en Europe plusieurs précurseurs. En Allemagne le biologiste Richard Wagner et l’ingénieur H. Schmidt s’étaient illustrés par la création d’une théorie de la régulation.’,
Il s’agira ici pour nous de redécouvrir les travaux de l’allemand Hermann Schmidt (1894-1968, voir photo et repères biographiques en annexe) qui proposait en effet en 1940 un programme de recherche en bien des points analogue à celui que proposera Wiener huit ans plus tard et d’une portée plus générale que ceux de Wagner en biologie.
Alors que beaucoup associent automatiquement le nom de Wiener au terme ‘cybernétique’, le nom de Schmidt n’apparaît aujourd’hui que brièvement dans des ouvrages traitant de l’histoire des techniques de régulation et seuls, à notre connaissance, quelques scientifiques allemands comme Volker Henn ou Bernhard Hassenstein ont abordé les travaux de Schmidt au même titre que ceux de Wiener.,, La réception de ses écrits a sans doute été plus large dans le domaine des sciences humaines. La revue allemande Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften (GrKG) fut ainsi fondée par des chercheurs en sciences sociales en 1960, pour promouvoir un rapprochement entre sciences humaines et ‘naturelles’ suivant ‘des tendances méthodologiques appelées cybernétiques’. Si Schmidt n’a publié que deux fois dans la revue (en 1962 à l’âge de 67 ans), la place qu’il occupe est significative : chaque année les éditeurs publient un supplément (Beiheft) et on trouve en 1961 le mémoire de Schmidt sur les techniques de régulations, datant de 1941, entre un inédit de Bernard Bolzano de 1849 et un autre de Karl Ernst von Baer de 1864. De plus en 1967, le Beiheft sera la reproduction d’un article cosigné par Wiener également important dans l’histoire de la cybernétique américaine.
Toutefois, à notre connaissance, malgré quelques articles nécrologiques et hommages rendus à l’auteur allemand, il n’existe aucune monographie qui permette de rendre compte de l’importance de ses travaux. S’il ne peut s’agir ici de combler ce manque, nous souhaitons au moins mettre celui-ci en évidence en indiquant quelques axes de recherches.
A l’image d’études sur les développements des premiers ordinateurs, nous nous intéresserons ici à des lignes de développement alternatives, à travers une comparaison entre deux milieux scientifiques différents. L’Allemagne et les Etats-Unis sont d’ailleurs au début des années 40 les deux principaux pays avec la Grande-Bretagne où des recherches dans le domaine des calculateurs sont menées : il y a là sans doute deux contextes propices, comme nous le verrons, à l’éclosion des recherches cybernétiques. Nous sommes toutefois confrontés à deux difficultés indissociables, d’ordre méthodologique : selon quels critères peut-on d’une part justifier l’analogie que nous relevons entre les programmes de recherche de Schmidt et de Wiener et, d’autre part, parvenir à une analyse de cette ligne de développement alternative (celle de Schmidt) sans faire appel - sous peine de péché d’anachronisme - à la terminologie développée par la théorie établie de Wiener ? Cette dernière difficulté est d’autant plus problématique que les travaux de Schmidt n’ont pas été aussi axiomatisés que ceux de Wiener.
Ainsi le point de départ de notre travail est que Wiener et Schmidt ont tous les deux mis en évidence la caractère général des principes de régulation, Wiener identifiant de plus une grandeur fondamentale nommée ‘information’, suite à la théorie de la communication développée au même moment, en 1948, par l’ingénieur américain C.E. Shannon (né en 1916). Ceci rend délicate l’interprétation des travaux de Schmidt dans la mesure où la lecture qu’on peut en faire aujourd’hui est plus ou moins biaisée par la cybernétique définie par Wiener. De plus, Schmidt a peu publié et essentiellement des travaux assez courts alors que Wiener a été très prolixe sur l’histoire, la signification et les différents développements de la cybernétique.
Partant de ces constatations, nous avons fait le choix de présenter en premier lieu une analyse des travaux de Schmidt, les replaçant dans la mesure du possible dans le cadre de sa biographie intellectuelle, avant d’esquisser ensuite une brève comparaison avec l’œuvre de Wiener. C’est alors à un problème de sources que nous fûmes confrontés. Non seulement Schmidt a peu publié mais de plus les archives du bureau des brevets où il travaille de 1930 à 1944 ont brûlé. Les seules sources non imprimées dont nous disposons ne sont alors que les documents d’archives relatifs à la dénazification, datant pour l’essentiel des années 1946-48 mais consacrés bien entendu à la période 1933-45 (contenant d’ailleurs des documents originaux de cette époque), ainsi que des témoignages directs de son fils (né en 1950) et de deux de ses élèves.
Il s’agit de plus d’évaluer, dans ‘l’oubli’ relatif dans lequel sont tombés les écrits de Schmidt, la part des causes propres aux travaux de deux hommes et la part des différents contextes dans lesquels ces travaux prennent place. Inscrit au NSDAP dans des conditions que nous évoquerons plus loin, Schmidt devient professeur en 1944. Son fils écrit à ce sujet : ‘la chaire de professeur pour les techniques de régulation qu’il accepta en 1944 sans émettre de réserves lui a valu des hostilités et des reproches dans les années d’après-guerre’. Pendant ce temps, Wiener, dont les recherches pour l’armée américaine ont contribué à la victoire des alliés, faisait part de ses inquiétudes sur les liens entre science et pouvoir (suite notamment à la bombe atomique) et prévenait des dangers de l’automatisation dans l’organisation de l’industrie. C’est bien sûr ici une des causes importantes du peu d’écho rencontré par les travaux de Schmidt.
C’est donc dans ce double contexte des spécificités nationales et des trajectoires individuelles des deux scientifiques que nous aborderons les différents développements, avant tout en Allemagne mais aussi par comparaison aux Etats-Unis, de cette discipline alors en train de se constituer en champ autonome.
2. Le programme de recherche de Schmidt : ‘Die allgemeine Regelungskunde
’Hermann Schmidt est né le 9 décembre 1894 à Hanau-am-Main et c’est après avoir fréquenté le lycée de sa ville natale qu’il commence en 1913 des études de mathématiques et de physique à l’université de Göttingen. A peine étudiant il a dû combattre pendant la première guerre mondiale et n’a pu reprendre ses études qu’en 1919, obtenant en 1923 une thèse de physique et poursuivant avec un poste d’assistant auprès de Max Born (1882-1970).
Le fils de Schmidt le décrit comme peu réceptif et même un peu sceptique face à l’essor de la mécanique quantique, préférant suivre les cours de mathématiques de Courant et Hilbert ou ceux de physique théorique donnés par James Frank. Sa thèse porta sur les lois du rayonnement de la chaleur et lui permit d’entrer au Kaiser-Wilhelm-Institut de recherches en sidérurgie de Düsseldorf où il développa un pyromètre à rayonnement qu’il fit breveter. Durant cette période il publia une vingtaine d’articles sur la pyrométrie. Il obtint son habilitation en 1929 à la Technische Hochschule d’Aix-la-Chapelle dans le département de physique technique.
En 1930 il accepte un poste au service des brevets du Reich de Berlin. Au Reichspatentamt, Schmidt se retrouve à un ‘point d’accumulation’ des derniers développements du savoir technique de nombreux domaines scientifiques. Il écrit quelques années plus tard, en 1967 : ‘Comme j’avais facilement accès, au service des brevets du Reich, à l’état d’avancement de la technique, je ne pouvais pas ne pas remarquer à partir de 1940 que les processus de régulation étaient le point fort des développements techniques.’ Le rôle de Schmidt était d’intervenir en expert lors des discussions sur l’attribution ou non des nouveaux brevets, décidant si un procédé technique pouvait être considéré comme suffisamment innovant. Les procédés en question étaient très divers. Schmidt écrit en 1941 : ‘Les inventions ayant trait aux techniques de régulation tombent dans plus d’un tiers des classifications de brevets du service.’ Il cite alors des exemples de régulation de vitesse de rotation ou de puissance ainsi que des applications dans le domaine des réseaux électriques tout comme dans l’industrie chimique. En ce qui concerne les recherches militaires il mentionne le problème de la stabilisation des avions et des roquettes tout comme celui de l’allumage, à côté d’applications dans le domaine de la construction de machines, pour les processus d’automatisation.
En raison d’un enracinement profond dans des disciplines très variées, les différentes terminologies et modes de représentations utilisés rendaient délicate la résolution de nouveaux problèmes qui apparaissaient dans l’industrie. Les scientifiques allemands ne disposaient pas de terminologie unifiée : on trouve avant le terme ‘Regler’ la notion assez équivoque de ‘Regulator’ qui désignait aussi bien le pendule d’une horloge qu’une résistance variable. De même, les verbes ‘einstellen’ et ‘regulieren’ étaient employés comme synonymes et le principe d’un cycle d’action fermé ne jouait aucun rôle distinctif. Les modes de représentation étaient aussi bien différents. Puisqu’au XIXe siècle les techniques de régulation étaient fortement marquées par le réglage des machines de puissance, on représentait souvent les mécanismes suivant les notations utilisées en construction mécanique. Ailleurs, les principes électromécaniques donnaient lieu à des représentations typiques des montages électriques.
Schmidt franchit un pas important lorsqu’il identifie comme ‘trait essentiel d’une régulation’ le caractère fermé du système d’action et le principe d’une réaction négative (rétroaction). Dans cette situation, et peut-être aussi dans un souci de simplifier son travail, Schmidt propose un mode de représentation unique et une terminologie unifiée pour pouvoir aborder ensemble les problèmes de stabilité, de description analytique du développement de nouveaux outils ou encore d’optimisation des systèmes. Si son travail au bureau des brevets est à l’origine de ses recherches, le milieu scientifique et institutionnel berlinois joue alors sans doute un rôle important. C’est de là que venait une part importante des demandes de brevet. Berlin rassemblait entre autres à l’époque différents Kaiser-Wilhelm-Institute, la Friederich-Wilhelm-Universität, l’Institut du Reich pour la physique et la technique, la Technische Hochschule (TH) de Berlin-Charlottenburg et quelques grandes entreprises.
Les travaux dans le domaine des techniques des courants faibles liés au développement de l’entreprise Siemens & Halske semblent fournir un point de repère dans la préhistoire de la cybernétique allemande. C’est là que travaillait par exemple Karl Küpfmüller, par ailleurs professeur à la TH Berlin qui donna de 1937 à 1943 un cours sur les différentes façons d’aborder l’analyse des procédés de transmission. On pourrait également aborder les travaux de Felix Strecker, Richard Feldtkeller et Karl Willy Wagner, travaillant également à Berlin, qui grâce à des recherches sur les comportements de réseaux participèrent aux fondements de la future théorie des systèmes. Strecker soutient ainsi avoir déterminé dès 1930 des critères graphiques de stabilité pour les systèmes oscillants, résultat généralement attribué à l’ingénieur américain Harry Nyquist après sa publication de 1932.
Il est assez délicat d’estimer avec précision quels étaient les échanges que Schmidt pouvait avoir avec les autres scientifiques. Schmidt était extrêmement exigeant pour l’attribution des brevets et ceci n’a pas dû favoriser de bonnes relations dans le milieu qui l’entourait. Ayant travaillé lui-même quelques mois en 1928 dans l’entreprise Siemens & Halske, il connaissait sûrement les principaux scientifiques de cette entreprise. Plusieurs d’entre eux témoigneront en sa faveur devant la commission de dénazification, notamment G. Ruppel, que Schmidt avait connu durant ces quelques mois de 1928, qui ira jusqu'à écrire pour lui en 1946 : ‘Qui soutient Hermann Schmidt, fait quelque chose de nécessaire et bénéficiera de la reconnaissance des générations à venir.’ Dans les archives du Ministère du Reich pour l’Education, on retrouve aussi des appréciations confidentielles sur Schmdit datant de 1943, lors de la création de la chaire consacrée aux techniques de régulations (voir ci-dessous). Dans l’ensemble Schmidt apparaît comme un bon organisateur, très éloquent (plus de deux cents auditeurs à ces cours) mais peu qualifié lorsqu’il s’agissait de traiter en profondeur un problème technique. De plus plusieurs d’entre eux font remarqué que Schmidt avait peu publié et souvent des articles très généraux ou synthétiques.
Pour mener à bien son travail d’unification des termes et modes de représentation utilisés dans différentes disciplines pour traiter les problèmes de régulation, Schmidt a pu disposer du soutien institutionnel d’une commission spécialisée de l’Union des Ingénieurs Allemands (Verein Deutscher Ingenieure -VDI-) dont il fut le président depuis sa création en 1939 par l’Union des Sidérurgistes Allemands (V. D. Eisenhüttenleute). La commission du VDI travaillait avec des physiologues, des commissions analogues à celle du V.D Elektrotechniker ainsi qu’avec la DECHEMA, Société Allemande pour l’Appareillage Chimique. En plus du travail ‘d’analyse d’ouvrages’ qui paraissait tous les trimestres depuis novembre 1940, les membres de la commission présentèrent leurs résultats en 1944 dans une monographie intitulée ‘Regelungstechnik - Begriffe und Bezeichnungen’ (Techniques de régulation - Concepts et représentations) qui servit plus tard de point de départ pour la détermination des normes dans la République Fédérale. A la fin de la guerre, les activités de cette commission spécialisée du VDI prirent une importance considérable : la revue du VDI rapporte en 1944 que cette édition d’analyse d’ouvrages (intitulée ‘Regler-Archiv’) servit de ‘support au Ministère du Reich pour l’armement et la production de guerre, à la direction centrale du développement et l’application des régulateurs.’
Une étape importante dans la constitution des ‘allgemeinen Regelungskunde’ était le compte-rendu d’une conférence que la commission présenta au comité scientifique le 17 octobre 1940. La liste des exposés reflète déjà la conception transdisciplinaire de la pensée de Schmidt. A côté d’exposés sur ‘la stabilisation de la trajectoire des avions’ ou ‘l’automatisation de la production de pièces en mécanique de précision’ on remarque ceux de deux médecins. A ce sujet, Schmidt écrira ‘Les physiologues berlinois W. Trendelburg et K. Kramer confirmèrent à ma demande en 1940 que la station verticale de l’homme tout comme la constance de sa pression sanguine étaient le résultat de processus de régulation’. Dans l’exposé introductif qu’il donne pour cette conférence, Schmidt développe le concept ‘d’Allgemeinen Regelungskunde’ comme science supérieure, permettant d’analyser d’un même point de vue des phénomènes techniques, biologiques, physiologiques ou économiques. Il distingua dans la structure en cercle fermé la caractéristique essentielle d’une régulation. Si un an plus tard, en 1942, il donne un schéma où le ‘cercle’ de rétroaction apparaît clairement, on trouve déjà dans la publication correspondant à son exposé tous les éléments caractéristiques d’un système de rétroaction (voir schéma ci-joint).
Sur la base de cette publication, il rédigea en 1941 un petit mémoire (Denkschrift, voir reproduction de la couverture) dans lequel il recommandait le développement de cette conception générale à travers la création d’un institut universitaire. Précisons ici que parallèlement à ses fonctions au bureau des brevets, Schmidt avait débuté une carrière universitaire à la TH Berlin, travaillant en 1935 comme ‘Privatdozent’. Il était professeur associé depuis 1938 (a.o. Prof.) et déclare avoir enseigné dès 1940 les techniques de régulation. Une des conséquences de sa Denkschrift fut sans doute sa nomination en 1944 à la première chaire allemande explicitement consacrée aux techniques de régulation. A cette époque, seul Adolf Leonhard donnait des cours dans ce domaine, à Stuttgart.
Le rapport qu’écrit Schmidt est intéressant à plus d’un titre. Il s’agit à la fois d’une proposition de politique de recherche et des premières bases des techniques générales de régulation. Sous la forme d’un programme de recherche, ce document se compose de cinq parties qui font suite à une introduction dans laquelle, après avoir montré le bien fondé de son programme d’un point de vue économique, Schmidt expose les tâches et les objectifs qu’aurait un institut créé à cet effet.
Dans la première partie (‘Importance des techniques de régulation’), Schmidt constate le développement très rapide de ces techniques dans différents domaines, dont celui de l’armement qui n’est - contrairement à toute attente - que brièvement mentionné. En raison de la diversité des notions et modes de représentation, il propose une unification des approches, rendue nécessaire par ce ‘problème technique fondamental’ (l’expression figure deux fois p.6). Puisque la nature a produit de nombreux mécanismes autorégulés, là aussi des ‘schémas simplifiés’ pourraient être utilisés (p.8). Schmidt se dit persuadé que ‘le développement historique de la technique sera de plus en plus marqué dans les décennies à venir par les procédés de régulation’ (p.6). Supposant une automatisation croissante qui ‘écarterait le sujet en tant qu’élément nécessaire pour l’exécution de buts déterminés’, Schmidt conclut que ‘cet acte d’objectivation obtenu par les techniques de régulation serait l’accomplissement de la Technique’ (Objektivierung p.7). ICI Heidegger et Nazisme
Dans la deuxième partie intitulée ‘de l’utilité des techniques de régulation’, Schmidt résume l’état de développement actuel de différentes techniques et formule son programme de recherches. Il attribue à cette nouvelle science une signification pédagogique qui conduit à un nouveau point de vue unifié. Il envisage alors, à partir de la conception générale d’un circuit fermé, des applications concrètes dans le domaine de l’industrie. Il montre par exemple que les appareils de mesure avec de faibles constantes de temps doivent être préférés, tout comme les appareils dont la grandeur mesurée peut être traduite sous forme de signaux électriques. Il recommande également les régulateurs à grande inertie et une construction des mécanismes de régulations se laissant facilement modifier.
Dans l’ensemble, on estime difficilement les conséquences des techniques de régulation pour l’économie, l’armée ou la politique sociale. Un avantage considérable serait toutefois ‘la mise à l’écart du sujet du domaine des moyens techniques’ ce qui est nécessaire puisque l’homme est ‘la source la plus fréquente et la plus importante d’erreurs’ (p.11). Schmidt décrit son utopie de la façon suivante : ‘On arrive à une direction d’entreprise exacte, à une entreprise objective presque sans sujet qui peut utiliser toute seule et sans pertes les matières premières et l’énergie, autrement dit, on arrive à une hausse de la qualité et de la quantité de production sans la moindre dépense’ (p.11 souligné dans le texte original). Il décrit ici le processus de production comme une simple mise en valeur, sans pertes, des matières premières et de l’énergie. Les objectifs de l’entreprise sont ainsi réduits à des impératifs de production soumis à des contraintes d’ordre technique sur lesquelles l’homme n’a pas à intervenir. Schmidt voit aussi dans ‘la mise à l’écart de l’homme hors du domaine d’action de la machine’ une fonction sociale et politique. Celui-ci peut enfin cesser d’être considéré comme ‘élément de la machine’ ou même ‘esclave de la machine’ (p.11). Il analyse alors les techniques de régulation comme un prolongement des techniques de mesure et à l’image des propos attribués à Galilée sur la mesure auxquels il se référera de façon explicite (‘mesurer tout ce qui est mesurable et rendre mesurable ce qui ne l’est pas encore’), il conclut en appelant à : ‘Régler tout ce qui est réglable et rendre réglable ce qui ne l’est pas encore’ (p.12, souligné dans le texte original).
Dans une troisième partie, Schmidt s’attache à esquisser quelles pourraient être les tâches du nouvel institut : il conviendra d’un part de s’intéresser aux lois générales des cycles de régulation, à leur description mathématique autant qu’aux critères de qualité, et de faciliter les applications industrielles. D’autre part, l’institut devra prendre en charge la formation d’ingénieurs spécialisés dans ce domaine.
Conformément aux objectifs formulés, Schmidt demande dans la partie suivante de son rapport la création d’un Institut Universitaire qui puisse permettre de développer les techniques de régulation dans différentes disciplines. De façon à intégrer les sciences biologiques (en particulier la physiologie), ainsi que s’assurer une étroite collaboration avec l’industrie, il propose Berlin comme lieu d’implantation de l’Institut.
En insistant dans la dernière partie sur le travail réalisé par la commission du VDI spécialisée dans les techniques de régulation, Schmidt souligne que les ingénieurs revendiquent avec raison leur rôle premier dans cette évolution. Cette commission est considérée comme un noyau de départ de l’Institut, lien institutionnel entre les instituts de recherche et l’industrie.
Lorsqu’on lit aujourd’hui ces écrits datés de 1941, le choix des mots paraît presque ‘apolitique’, ce qui peut surprendre pour la création d’un institut universitaire à cette époque. Schmidt attend trois ans pour qu’en 1944, ‘l’Institut pour les Techniques de Régulation’ soit inauguré au sein du département de ‘science des machines’ (Maschinenwesen), financé par le VDI. Un dépouillement des archives fédérales de Berlin-Zehlendorf relatives à la dénazification, nous fournit quelques éléments d’explication sur ce contexte. On apprend d’abord que c’est malgré lui, suite à sa simple participation à une réunion de l’Académie des Sciences en 1939, que Schmidt a été inscrit rétroactivement à compter du 1er mai 1938 comme membre du parti nazi (NSDAP). Il dit toutefois avoir été favorable aux aspects sociaux du programme du parti, espérant voir le parti ‘triompher des antagonismes de classe’ grâce à la création d’un ‘état social’.
Il semble que ce soit cette adhésion passive qui explique une bonne partie de sa carrière. D’un côté, parce qu’elle est ‘passive’ et que Schmidt n’est pas du tout un nazi engagé, le Ministre du Reich pour l’Education, B. Rust, mettra trois ans à accepter qu’il ait la chaire (außerordentlicher Professur). D’un autre côté, en 1946, le recteur de l’Université (avec qui Schmidt avait eu des différends) refuse qu’un ancien adhérent du NSDAP enseigne à l’Université. Schmidt se tourne lui-même vers la commission de dénazification. Or, on apprend en analysant les documents, que ce n’est pas directement pour récupérer sa chaire qu’il va jusqu’à demander un traitement ‘urgent’ de son dossier.
En octobre 1945 la deuxième loi du comité de contrôle des Alliés proclame la dissolution de la fédération national-socialiste des ingénieurs allemands (NSBDT) qui comprenait le VDI auquel Schmidt était rattaché. Alors qu’en 1946 les Alliés occidentaux autorisent une nouvelle création du VDI avec un siège à Düsseldorf, les Soviétiques créent à Berlin-Est une ‘chambre des techniques’ (Kammer der Technik) dont la structure diffère fortement de celle du VDI. C’est cette organisation qui demande en juillet 1947 à Schmidt d’accélérer son ‘processus de dénazification’ afin qu’il puisse être nommé dès que possible à la direction d’une nouvelle commission pour les techniques de régulation. Dans une seconde lettre datée du 1er décembre 1947, ils prévoient les fonctions de Schmidt étendues à leur maison d’édition ainsi qu’à la revue qu’ils lancent, précisant que sa participation est ‘instamment souhaitée’ et qu’il est ‘à l’heure actuelle irremplaçable’.
Devant la commission de dénazification, Schmidt rapporte le 9 janvier 1948 qu’en rentrant à Berlin après avoir été mobilisé dans le Mecklembourg, il avait été contacté par un bureau soviétique pour accomplir un contrat à durée déterminée dans le domaine des techniques de régulation.
Sur cette période d’immédiate après-guerre où les sources nous font défaut, le dictionnaire biographique Poggendorf indique seulement, comme le plus jeune fils de Schmidt (né en 1950), que Schmidt était de 1945 à 1954 ‘Privatgelehrter’, soit chercheur indépendant. Une lettre de Michael Schmidt adressée aux auteurs rapporte par ailleurs que ‘la famille était tout à fait redevable du VDI pour le soutien financier, éventuellement non officiel ou privé, qu’il avait apporté durant ces dures années d’avant 1950.’
Nous ne savons seulement pour l’instant que Schmidt retrouve une chaire à l’Université Technique en 1954 et la conserve jusqu’à sa retraite en 1960. Or 1954 correspond à la date à laquelle la majeure partie des scientifiques allemands qui avaient été ‘emmenés’ en URSS retournent au pays. Il n’est pas exclu que Schmidt ait fait partie de ces scientifiques, comme le suppose d’ailleurs un de ces élèves. Des recherches à venir permettront peut-être de trancher sur ce point.
Notons seulement ici qu’ayant retrouvé une chaire à l’université, Schmidt s’intéressa alors à des questions plus philosophiques, anthropologiques ou pédagogiques, comme l’atteste par exemple son appartenance à la commission du VDI ‘Philosophie et Technique’. En République Fédérale Allemande, on lui rendit hommage pour quelques uns de ses anniversaires ainsi qu’à sa mort le 31 mai 1968, toujours en qualité de pionnier allemand des techniques de régulation.
3. Comparaison avec les théories ‘cybernétiques’ de Wiener
En 1940, au moment où Schmidt organise déjà une conférence sur les théories générales des techniques de régulation, les recherches aux Etats-Unis dans ce domaine ne sont pas encore regroupées. Un réseau d’acteurs s’était déjà cependant plus ou moins constitué autour de Norbert Wiener, alors chercheur au Massachussetts Institute of Technology (MIT). Tout comme Schmidt, Wiener avait d’ailleurs lui aussi passer un an avec Max Born, après l’avoir rencontré aux Etats-Unis. Il y a là sans doute un même milieu de départ pour les deux scientifiques, bien que Wiener ne fasse pas partie de ces scientifiques allemands exilés.
Même si les Etats-Unis ne sont pas encore en guerre (avant décembre 1941), les plus grands scientifiques travaillent déjà pour des recherches militaires. Wiener élabore avec un jeune ingénieur de International Business Machines (IBM), Julian Bigelow, une nouvelle machine de défense antiaérienne. Au centre de leurs préoccupations, on trouve l’utilisation de réseaux électriques pour constituer un automate capable de réaliser des interpolations ainsi que l’étude de la structure de l’analyseur différentiel de Vannevar Bush qui permettait de simuler différents ‘comportements’ des avions.
Un autre personnage clé de ce moment, aux côtés de scientifiques plus célèbres comme John von Neumann, était Claude Elwood Shannon (né en 1916). En 1938, il s’était fait remarquer en proposant dans son Master of Science l’application de la logique de l’algèbre de Boole aux circuits de commutations automatiques. Il avait publié deux ans plus tard une théorie mathématique de l’analyseur différentiel et travaillait lui au début des années 40 en cryptologie. Wiener qui fut un de ses professeurs dit l’avoir rencontré dès 1933 au département de mathématiques du MIT.
Les fondations américaines jouissaient déjà d’une place prépondérante dans l’organisation de la vie scientifique, à côté des programmes gouvernementaux. Ainsi, la Rockfeller Foundation, finançait à la fois les séjours des scientifiques étrangers (le physiologiste mexicain Arturo Rosenblueth travaillait avec Wiener au MIT) et supervisait les recherches de guerre menées par Wiener et Bigelow. C’est Warren Weaver, directeur du département pour les sciences de la vie qui était chargé de cette dernière tâche. Sans mentionner toutes les fondations, la Macy Foundation joue aussi ici un rôle important. Dès 1936, comme le rapporte le livre de Steve Heims sur la fondation du ‘groupe cybernétique’, cette fondation avait choisi des orientations interdisciplinaires et le concept d’homéostasie développé par Cannon pour décrire toute stabilisation des différentes constantes physiologiques avait été prôné comme exemple de concept opérationnel pour une approche organiste de la science.
C’est dans ce contexte scientifique et politique que les recherches de Wiener prennent place. Lorsque Wiener retrace dans l’introduction de son livre l’histoire de la cybernétique, après avoir prôné le développement de recherches interdisciplinaires, il rapporte en effet que ‘le facteur décisif dans cette nouvelle direction fut la guerre’.
Il s’agit bien entendu des travaux de défense antiaérienne menés avec Bigelow. Un point important de la conception de leur ‘Anti Aircraft Predictor’ était l’utilisation de boucles de rétroaction consistant à déclencher automatiquement un système de régulation par action de mécanismes dans le sens opposé à celui qui cause un écart avec le but désiré. Si l’utilisation de boucles de rétroaction était bien connue depuis plus d’un siècle (voir le Governor de Watt breveté en 1784), c’est l’utilisation qu’en fera Wiener qui sera le point de départ de sa théorie. Pour son nouvel appareil il ne demande qu’une spécification sur le brevet qu’il a déjà pour un servomécanisme mais il se rend compte, comme son biographe Masani le rapporte, que ce travail au départ militaire, est celui qui a le plus de ramifications avec tous les domaines qu’il a abordés jusque là.
En faisant suivre certaines courbes à leur appareil, Wiener et Bigelow remarquèrent que leur machine partait en oscillations de plus en plus grandes et devenait instable. Loin de s’inquiéter du fait que cette nouvelle machine n’était pas aussi performante que celles qui existaient déjà, notamment par rapport à l’appareil de Bode, Wiener décida d’aller demander conseil à son ami Rosenblueth, cardiologue de l’institut de Mexico, tout comme Schmidt s’était renseigné auprès des physiologues berlinois W. Trendelburg et K. Kramer. Rosenblueth décrit alors un phénomène naturel, l’ataxie, caractérisé par une incoordination involontaire des mouvements rappelant à Wiener ceux de l’A A predictor. Ce fut là le point d’entrée des techniques de contrôle et de régulation dans le domaine des sciences de la vie.
Deux articles publiés en 1943 semblent alors jouer un rôle important dans l’élaboration des théories cybernétiques. Le premier, profondément influencé par les théories béhavioristes, est cosigné par Rosenblueth, Wiener et Bigelow et s’intitule ‘Behavior, Purpose and Teleology’. Ils proposent une analyse théorique permettant le classement des différents comportements, ‘à partir des variations d’énergie mises en jeu’ et mettant en relief les cas de rétroaction. C’est cet article que Schmidt éditera et commentera pour un numéro des Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften. Le deuxième article est écrit par des physiologues Pitts et McCulloch. Ils proposent une application des modèles de calcul logique à l’étude de l’activité neuronale.
C’est la Macy Foundation qui avait réuni en 1942 ces cinq scientifiques, pour un congrès sur l’inhibition dans le système nerveux et c’est à ce moment que fut lancée l’idée d’un cycle de conférences interdisciplinaires. En 1946 se tint la première des dix, avec comme titre général ‘The Feedback Mechanisms Circular Causal Systems in Biology and the Social Sciences’. Ce fut une occasion pour Wiener de développer ses idées et on lui proposa quelques temps plus tard, lors d’un congrès en France sur l’analyse harmonique, en 1947, d’écrire un livre faisant le point sur l’état d’avancement de cette nouvelle discipline. Il est certain ici que la liberté de voyage dont disposait Wiener par rapport à Schmidt joue un rôle essentiel au même titre que la différence entre le nombre de publications produites par les deux chercheurs.
Ce livre sera Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, publié à Paris en 1948. Cherchant durant l’été 1947 à donner un nouveau nom à cette théorie et ne trouvant pas de mot grec satisfaisant pour ‘messager’, Wiener choisit le mot ‘cybernétique’, à partir du grec ‘kubernetes’ qui signifie ‘celui qui dirige un vaisseau’ et par extension ‘celui qui gouverne’. Dans cet ouvrage Wiener écrit qu’il souhaite reprendre la tradition leibnizienne d’un savoir unifié. Schmidt avait d’ailleurs lui aussi choisi de se référer à Leibniz en intitulant une des parties de sa conférence du 17 octobre 1940 : ‘Leibniz’ Ars inveniendi’. La seule lecture du sommaire nous montre d’ailleurs qu’il s’agit d’un traité à caractère général. Après deux chapitres consacrés respectivement aux ‘Conceptions newtoniennes et bergsoniennes du temps’ puis aux ‘Groupes et [à la] mécanique statistique’, Wiener aborde dans un même chapitre ‘Séries temporelles, information et communication’. Il définit un message comme une séquence d’événements distribués dans le temps de façon discrète ou continue, autrement dit un type de séries temporelles. Il mentionne alors ‘(...) un ensemble de séries temporelles qui est particulièrement simple et primordial. C’est l’ensemble associé au mouvement brownien’. Suivent alors une vingtaine de pages consacrées à l’étude du mouvement brownien.
La seule théorie mathématique qui apparaît dans le livre de Wiener est celle qu’il dit avoir développée parallèlement à Shannon alors ingénieur depuis huit ans aux Bell Telephon Laboratories. Tout comme Schmidt qui avait publié dans la revue du VDI où il travaillait, Shannon publie dans deux numéros du Bell System Technical Journal ‘A mathematical Theory of Communication’. Schmidt et Wiener tiennent tous les deux à ce que leur nouvelle discipline soit considérée comme ‘mathématique’. Tandis que Wiener écrit dans Cybernetics ‘We have made of communication engineering design a statistical science, a branch of statistical mechanics’, Schmidt insiste pour que les différents types de rétrocontrôles soient définis en fonction du type d’équation différentielle régissant le système. Toutefois les mathématiques n’interviennent pas dans les travaux de Schmidt à un niveau aussi profond que dans la cybernétique de Wiener. Les théories mathématiques auxquelles il se réfère sont surtout celles de Karl Küpfmüller qui, moins abstraites que celles de Shannon, ne permettent pas une généralisation des différents moyens de régulation. Schmidt écrit d’ailleurs à ce sujet : ‘Il reste encore un travail considérable à accomplir jusqu’à ce qu’un moyen mathématique commode soit disponible pour le calcul d’un processus de régulation dans un servomécanisme quelconque, contenant éventuellement une boucle de rétroaction’.
La théorie de Shannon semble donc jouer un rôle de premier plan. Alors que la cybernétique propose déjà toute une série d’applications dans différents domaines scientifiques, la théorie de Shannon se présente presque comme une application directe des théories cybernétiques, ‘redevable à Wiener pour une grande partie de sa philosophie fondamentale et de sa conception’. Il s’agirait en somme de la branche de la cybernétique concernant plus précisément la communication. Pourtant l’histoire de ces deux théories effectivement enchevêtrées l’une dans l’autre, permet d’y voir plus clair. Dans une perspective historique, la théorie de l’information apparaît au confluent de trois courants scientifiques bien distincts développés en Europe durant les trois premières décennies de ce siècle : physique, statistiques et télécommunications :
- Premièrement, dans le domaine de la physique, il nous faut revenir en 1867 à l’expérience de pensée du Démon de Maxwell. Ce problème fut l’objet de nombreux travaux et parmi ceux-là, ceux du physicien polonais Marjan von Smoluchowski datant de 1912 se distinguent particulièrement. Ce dernier parvient grâce à ses travaux sur les fluctuations thermiques à relier ce problème à celui du mouvement brownien. C’est ensuite Leo Szilard qui proposa en 1929 une résolution de ce paradoxe en expliquant que le démon devait acquérir de l’information pour évaluer la vitesse des molécules et que cette acquisition d’information avait un coût entropique minimal compensant la diminution d’entropie générale du système.
- Deuxièmement, en statistiques, Ronald Fisher propose en 1925 une première définition quantitative de l’information. L’objet de cette discipline étant la ‘réduction des données’, il montre que les échantillons statistiques nous apportent une fraction de la quantité totale d’information contenue dans un paramètre pour une population donnée. Quelques années plus tard, Fisher prend soin de justifier l’emploi d’un mot du langage courant ‘information’, celui-ci étant supposé se détacher des applications souvent métaphoriques de notions scientifiques comme celles d’énergie ou de force.
- Enfin, il est un troisième domaine de la science où la notion d’information est définie : dans les techniques de télécommunications. Dans un souci de désencombrement des voies de communication (notamment depuis la pose des câbles transatlantiques), plusieurs solutions ont été envisagées pour diminuer le temps d’occupation des lignes. Nous retiendrons ici les travaux de deux ingénieurs américains Harry Nyquist et Ralph Hartley. Il s’agit au départ chez ce dernier d’un résultat limitatif exprimé en 1927 dans le Bell System Technical Journal concernant la quantité d’information que l’on peut transmettre avec un système donné. L’information est définie par rapport à des sélections de symboles possibles, en éliminant la question psychologique de la signification. L’information se voit définie comme proportionnelle au logarithme en base deux du nombre total de possibilités de sélection et c’est cette utilisation du système binaire qui expliquera plus tard l’assimilation qui est souvent faite entre théorie de l’information et informatique, surtout après l’introduction par Shannon du mot ‘bit’ pour mesurer une quantité d’information.
Si c’est dans la lignée de ces ingénieurs des Bells Laboratories (Hartley et Nyquist) que Shannon se présente, il se réfère toutefois à des formalismes mathématiques avancés et relativement récents comme celui des processus stochastiques définis entre autres par Chandrasekhar en 1943. Les aspects scientifiques et plus précisément mathématiques de cette théorie de la communication ont rapidement séduit la communauté scientifique. Quelques mois plus tard, lors de la parution sous forme de livre des deux publications de 1948 avec un article récapitulatif de Weaver, ‘A Mathematical Theory of Communication’ était déjà devenue ‘The Mathematical Theory of Communication’.
En somme, à côté d’explications auxquelles on pouvait s’attendre, comme la place occupée par l’Allemagne pendant la guerre ou le choix d’un mode de communication (livres ou publications), il apparaît que certains facteurs propres aux travaux scientifiques expliquent aussi leur diffusion. L’utilisation chez Wiener de la notion d’information jointe à la création d’un mot comme ‘cybernétique’ lui permettait par exemple d’ouvrir un nouveau champ de recherche s’appuyant sur un paradigme sans doute plus précis que celui proposé par Schmidt.
Helmar Frank résume ainsi dans les Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften l’apport de Wiener et Schmidt, ‘les deux pères de la cybernétique’ : ‘Tous deux ont en commun le fait d’avoir axé leurs recherches sur l’information, et pas la matière ou l’énergie, et cela, suivant un modèle scientifique et technique, de façon mathématique et sans appliquer de méthodes propres aux sciences humaines’. Précisons alors que si Wiener pouvait s’appuyer sur la théorie mathématique de la communication, Schmidt, lui, ne disposait pas de concept mathématiques pour cette notion.
4.1 Repères biographiques concernant Hermann Schmidt
9.12.1894 : Naissance à Hanau (à 15 km de Francfort-sur-le-Main) de Gustav-Adolf Heinrich Hermann Schmidt
été 1913 : Commence des études de mathématiques et de physique à l’université de Göttingen
automne 1913 à 1919 : Service militaire
1919-1923 : Poursuit ses études à Göttingen. Titre de Docteur en physique
1923-1929 : Employé au Kaiser-Wilhelm-Institut de recherches en sidérurgie de Düsseldorf dans le domaine du rayonnement de la chaleur.
1928 : Quelques mois dans l’entreprise Siemens & Halske
1929 : Habilitation à la Technische Hochschule d’Aix-la-Chapelle dans le département de physique technique.
1930-1944 : Employé au service des brevets du Reich de Berlin (Reichspatentamt)
1935 : Début de ses cours à Technische Hochschule de Berlin-Charlottenbourg
1942 : Mariage avec Erika Lückenhaus (ils auront trois enfants nés entre 1944 et 1950)
1944 : Il obtient la première chaire pour la théorie générale des techniques de régulation (Allgemeine Regelungskunde) à la Technische Hochschule de Berlin
1945-1954 : Vit à Berlin sans poste universitaire
1954-1960 : Titulaire de la chaire de théorie des techniques de régulation (Theorie der Regelungstechnik)
31.5.1968 : Meurt à Berlin
4.2 Principales publications d’Hermann Schmidt
Le Poggendorffs Biographisch-Literarisches Handwörterbuch Bd. VI (p. 2340) recense un peu plus de 20 publications sur la pyrométrie entre 1923 et 1931. Pour la période 1932-1953 (Bd VIIa) on compte 7 publications dont 6 portant essentiellement sur les théories du contrôle et de la régulation et une sur la pyrométrie. Le seul livre publié par Schmidt est un recueil de trois articles déjà publiés auparavant, en 1941, 1953 et 1954 (H. Schmidt [1965]).
H. Schmidt, ‘Sprache und Mathematik’, texte daté de 1932 reproduit dans Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften, 28 (1987), 3-10 avec une introduction de H. Frank
H. Schmidt, ‘Regelungstechnik. Die technische Aufgabe und ihre wirtschaftliche, sozialpolitische und kulturpolitische Auswirkung’, Zeitschrift des Vereines Deutscher Ingenieure, 85, N°4 (1941), 81-88
Hermann Schmidt, Denkschrift zur Gründung eines Institutes für Regelungstechnik, (Berlin, 1941), réimprimé dans Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften, Beiheft, 2 (1961)
H. Schmidt, ‘Die Regelungstechnik’, Rundschau Deutscher Technik, 22, Nr. 9/10 (14. Mai 1942), 5-6
H. Schmidt, ‘Neues Verfahren zur Beurteilung der Stabilität linearer Regelungssyteme’, Zeitschrift angewandte Mathematik und Mechanik, 28 (1948), 124
H. Schmidt, ‘Zur Frage, ob alle Wurzeln einer algebraischen Gleichung einen negativen Realteil haben (Stabilitätsfrage)’, Zeitschrift angewandte Mathematik und Mechanik, 30 (1950), 382-384
H. Schmidt, ‘Der Mensch in der Technischen Welt’, Physikalische Blätter, 9 (1953), 289-300
H. Schmidt, ‘Die Entwicklung der Technik als Phase der Wandlung des Menschen’, Zeitschrift des Vereines Deutscher Ingenieure, 96 (1954), 118-122
H. Schmidt, ‘Einbeziehung des Rückkopplungsprinzips in den Funktionsbegriff’, VDI Nachrichten, 15 (19.7.1958), 7
H. Schmidt, ‘Die Bemühungen des Vereins Deutscher Ingenieure um die Allgemeine Regelkreislehre seit 1939 in Deutschland’, Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften, 3 (1962), 13-16
H. Schmidt, ‘Bemerkungen zur Weiterentwicklung der Allgemeine Regelkreislehre’, Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften, 3 (1962), 75-84
Hermann Schmidt, Die anthropologische Bedeutung der Kybernetik, (Quickborn, 1965)
Hermann Schmidt, ‘Beginn und Aufstieg der Kybernetik’, in Grundfragen der Kybernetik (Berlin, 1967), 21-30
H. Schmidt, ‘Kybernetik als anthropologisches Problem’, Pädagogisches Arbeitsblätter, 19 (1967), 121-133
4.3 Littérature secondaire concernant Hermann Schmidt
Louis Couffignal, Information et Cybernétique : les notions de base (Paris, 1958) (Ed. Allemande, Baden-Baden, 1962)
F. Dittmann, ‘Zur Entwicklung der "Allgemeinen Regelungskunde" in Deutschland’, Wissenschaftliche Zeitschrift der Technische Universität Dresden, 44 (1995), 88-94
Helmar Frank (Edited by), Kybernetik : Brücke zwischen den Wissenschaften (Frankfurt am Main, 1962) (voir notamment ‘Was ist Kybernetik ?’ pp. 25-32)
H. Frank, ‘Vor 100 Jahren wurden die zwei Väter der Kybernetik geboren’, Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften, 35 (1994), 173-174
B. Hassenstein, ‘Die bisherige Rolle der Kybernetik in der biologischen Forschung’, Naturwissentschaftliche Rundschau, 13 (1960), 349-355, 373-382 et 418-424
V. Henn, ‘Materialen zur Vorgeschichte der Kybernetik’, Studium Generale, 22 (1969), 164-190
V. Henn, ‘The History of Cybernetics in the XIXth Century’ in Zeichenerkennung durch biologische und technische Systeme, Tagungsberricht d. 4. Kongresses d. deutschen Gesellschaft für Kybernetik, TU Berlin, 6.-9. April 1970 (Berlin, Heidelberg, New York, 1971)
K. Rörentrop, ‘Zur Entwicklung der Regelungstechnik’, Technikgeschichte, 37 (1970), 65-81
Klaus Rörentrop, Entwicklung der Regelungstechnik (München, 1971)
M. Schmidt, ‘Erinnerungen an meinem Vater’, Grundlagenstudien aus Kybernetik und Geisteswissenschaften, 35 (1994), 175-177
G. Zweckbronner, ‘Vom Fliehkraftregler zur Kybernetik’, Ferrum, 58 (1987), 22-28